Pompidou (Georges), (suite)
Bien peu de chose, pourtant, semble les rapprocher : générations différentes, caractères apparemment opposés - le chêne et le roseau -, formations aux antipodes l'une de l'autre - le sabre et la plume. L'historien se bornera à observer que cette étrange alchimie n'est pas si rare en politique, et que la Ve République a vu naître par la suite d'autres surprenants alliages : François Mitterrand et Laurent Fabius, par exemple, ou, entre-temps, Georges Pompidou et Jacques Chirac.
Pour l'heure, il est vrai, nous ne sommes encore que sous la IVe République. De Gaulle est dans l'opposition et, bientôt, replié à Colombey-les-Deux-Églises, il paraît définitivement voué à la rédaction de ses Mémoires de guerre. Quant à Georges Pompidou, il semble, plus que jamais, éloigné de la politique, et même du service de l'État. Entré à la banque Rothschild en 1953, il en devient rapidement le directeur général et est l'homme de confiance du baron Guy de Rothschild. L'ancien professeur mène désormais grand train, et le normalien pétri de culture classique achète et collectionne des œuvres d'art. Son goût en ce domaine - aux antipodes de ces humanités dont il est le produit - est d'ailleurs révélateur d'une ambivalence de l'homme. « Si l'art contemporain me touche, déclarera-t-il en 1972, c'est à cause de [sa] recherche crispée et fascinante du nouveau et de l'inconnu. » Il y a probablement dans cet aveu l'une des clés du personnage : le Georges Pompidou de la maturité a toujours été tiraillé entre l'ancien et le neuf, entre les prudences de la conservation et les vertiges de l'innovation. Par-delà la banalité apparente d'une telle observation, voilà bien une tension quasi structurelle que l'on retrouve chez l'homme politique Pompidou.
Six ans à Matignon.
• Le caractère tardif de sa véritable entrée dans le sérail politique n'empêche pas une aspiration presque immédiate vers les sommets : six ans à Matignon, cinq ans à l'Élysée.
C'est, bien sûr, le retour du général de Gaulle aux affaires en 1958 qui va donner une nouvelle inflexion à la carrière de Pompidou. Tout d'abord, apparemment, à son corps défendant : quand de Gaulle, président du Conseil depuis le début du mois de juin, lui propose de devenir son directeur de cabinet, il accepte, mais précise d'emblée qu'il s'agit d'une fonction provisoire. De fait, six mois plus tard, les débuts de la Ve République le voient revenir à la banque Rothschild. Parallèlement, il continue à se passionner pour l'art et la littérature, avec toujours ce même mélange d'innovation et de classicisme. Classique, assurément, est son Anthologie de la poésie française, pour laquelle un journaliste aura ce mot : « Voilà bien une anthologie de banquier : un portefeuille de valeurs sûres. » Mais, entre 1959 et 1962, ces activités ne l'empêchent pas de mener plusieurs missions en coulisse, sur des questions épineuses, notamment l'Algérie : en 1961, il se rend à Lucerne pour rétablir le contact avec les représentants du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA), après l'échec, l'année précédente, des négociations de Melun. Car - et là est l'essentiel -, il demeure, durant cette période, comme par le passé, une sorte d'éminence grise du général de Gaulle.
Ainsi remise en perspective, sa nomination au poste de Premier ministre, le 16 avril 1962, s'inscrit comme une suite logique de ces rapports très étroits avec le chef de l'État. Il n'empêche ! L'homme est alors inconnu du grand public, et il n'a jamais exercé de mandat électif. De ce fait, grande est la surprise de la classe politique et de l'opinion publique.
Même si son discours d'investiture manque de mordant, à tel point que les parlementaires s'interrogent sur l'avenir du néophyte, Georges Pompidou va s'imposer rapidement, et il gardera son poste jusqu'au 10 juillet 1968 (ce record de longévité, trente ans plus tard, reste inégalé). Il fait réellement ses premières armes dans la bataille politique de l'automne 1962, autour du principe de l'élection du président de la République au suffrage universel. Très vite, son autorité s'affirme sur la majorité, et ses talents d'orateur - car le discours raté du 26 avril 1962 apparaît, avec le recul, comme une contre-performance - font le reste.
Dès lors, les douze dernières années de la vie de Georges Pompidou sont étroitement liées à l'histoire de la Ve République. Avec une seule interruption de onze mois, entre juillet 1968 et juin 1969, il en occupe tour à tour l'avant-dernière et la dernière marche. Ce qui doit retenir ici l'attention peut s'articuler autour de trois données, qui, par-delà un parcours apparemment rectiligne, confèrent une densité peu banale à ces douze années : une position vite acquise de dauphin du président ; une brouille, sur le tard, avec ce dernier, qui parut remettre en cause l'avenir de Georges Pompidou ; une victoire pourtant aisément remportée, mais qui déboucha sur un septennat inachevé et sur un destin brutalement interrompu.
Le dauphin.
• Au fil des premières années de leur collaboration à la tête de l'État, les rapports entre le général de Gaulle et son Premier ministre sont au beau fixe. Tous les témoignages sont concordants sur ce point : si le président ne se représentait pas en 1965, il était clair pour tous - y compris pour les deux principaux intéressés - que le tour de Pompidou serait venu. De Gaulle, on le sait, décide de se représenter. Mais, sitôt élu, il reconduit son Premier ministre dans ses fonctions. L'attelage, apparemment, reprend la route pour un nouveau septennat.
Ce second mandat du général de Gaulle est pourtant celui d'une dégradation des liens entre les deux hommes. Dès 1967, il semble que le président de la République, jugeant Georges Pompidou trop réticent sur le thème de la participation, dont lui-même veut faire l'un des thèmes majeurs de ce septennat, ait songé à le remplacer par Maurice Couve de Murville. L'échec de ce dernier aux élections législatives de mars 1967 empêche une telle substitution. Il est difficile de démêler l'écheveau des causes de cette dégradation, d'autant qu'elle reste encore latente durant plus d'une année.