Front populaire (suite)
Cette œuvre sociale du Front populaire est amplifiée par des mesures éducatives et culturelles. La scolarité obligatoire est prolongée d'un an (elle est portée à l'âge de 14 ans) ; un sous-secrétariat aux Sports et aux Loisirs, dont la création représente en soi une innovation importante, est confié à Léo Lagrange, qui s'efforce de promouvoir le sport populaire, de faciliter les départs en vacances par l'instauration des billets « congés payés », enfin de « populariser » la culture grâce à l'appui de tout un réseau associatif (maisons de la culture, auberges de jeunesse, associations d'encouragement à la fréquentation des musées et à la lecture). Cette politique fait entrer dans le champ des responsabilités collectives des domaines laissés jusqu'alors en dehors, et est conduite avec le soutien des intellectuels de gauche.
L'importance de l'œuvre sociale fait ressortir encore davantage le caractère limité de l'action portant sur les structures économiques, à propos desquelles les partenaires de la coalition avaient longuement discuté avant les élections. Les socialistes et les « planistes » de la CGT, partisans de nationalisations étendues, y avaient renoncé, par suite de l'opposition de leurs partenaires radicaux, traditionnellement attachés au libéralisme économique, mais aussi communistes, qui souhaitaient alors ne pas effrayer les classes moyennes. Aussi, l'action du Front populaire reste-t-elle limitée dans ce domaine. La Banque de France, qui demeure un organisme privé, est désormais gérée par un conseil nommé par l'État ; un office du blé (ONIC) est chargé de régulariser le marché des céréales, par l'achat ou la vente des excédents ; les industries de guerre sont nationalisées, autant par souci de moralisation d'une activité dominée par les « marchands de canons » que par souci de rationalisation économique. Il ne s'agit donc pas de mesures révolutionnaires, conformément à la distinction que Blum avait formulée, quelques années plus tôt, entre l'« exercice » et la « conquête » du pouvoir.
Difficultés, contradictions et fin du Front populaire
Le Front populaire doit faire face à des difficultés considérables : les problèmes économiques, l'évolution de la situation internationale, tout comme la situation intérieure, auront progressivement raison de sa cohésion, et provoqueront sa dislocation, en novembre 1938.
Dans le domaine économique, les politiques de relance par le pouvoir d'achat et de résorption du chômage par la baisse de la durée du travail n'obtiennent que des résultats mitigés. La hausse des prix réduit à peu de chose les gains résultant des augmentations de salaire ; la dépréciation monétaire provoque des sorties de capitaux ; le marché du travail se révèle plus rigide que prévu, et le nombre d'emplois créés, très inférieur à ce que l'on avait espéré. Blum est alors incité à prendre deux décisions essentielles : en septembre 1936, il procède à la dévaluation du franc, devenue inévitable ; en février 1937, il annonce la « pause », c'est-à-dire l'abandon des projets de réforme concernant l'indemnisation des chômeurs et la retraite des vieux travailleurs. Le 15 juin 1937, Blum demande les pleins pouvoirs financiers (jusqu'au 31 juillet). Il veut, en effet, établir un contrôle des changes pour lutter contre les sorties de capitaux. La Chambre les lui accorde, mais le Sénat les refuse. Aussi, Blum démissionne-t-il le 22 juin. En termes de politique conjoncturelle, « l'expérience Blum » se solde donc par un échec, qui découle d'ailleurs davantage de la rigidité des structures de l'appareil productif, incapable de répondre sur le champ à la demande supplémentaire, que de l'inadaptation des mesures proposées.
En outre, le poids des événements internationaux a joué un grand rôle dans l'évolution du Front populaire. L'appel du gouvernement de la République espagnole, qui, victime, le 18 juillet 1936, d'un soulèvement militaire, demande une aide en matériel de guerre, divise les partis au pouvoir. Blum, personnellement enclin à la solidarité avec l'Espagne, doit tenir compte des réticences des ministres radicaux, de la profonde division de l'opinion française, et des réserves émises par le gouvernement britannique à l'égard de toute initiative risquant de provoquer une conflagration générale en Europe : il se prononce en faveur de la non-intervention, déchaînant les critiques du Parti communiste et d'une minorité socialiste. Cette affaire, qui est à l'origine d'une grave fracture dans la coalition au pouvoir, entraîne une autre conséquence d'importance pour le Front populaire : devant l'aggravation de la situation internationale, Blum décide, en septembre 1936, sous l'influence d'Édouard Daladier, ministre de la Guerre, de donner une impulsion au réarmement, affectant une part accrue des ressources économiques à l'effort de défense, et provoquant ainsi indirectement la « pause » du début de 1937.
Des difficultés d'ordre politique contribuent également à l'échec, puis à la dislocation du Front populaire ; et la principale d'entre elles ne vient pas de l'opposition. La presse d'extrême droite et certains partis de droite déclenchent, certes, des campagnes haineuses et diffamatoires contre le ministre socialiste de l'Intérieur Roger Salengro, qui se suicide en novembre 1936, contre les juifs, accusés d'être des fauteurs de guerre, et contre les communistes. Mais, malgré leur violence, ces attaques ne réussissent pas à déstabiliser le régime. La droite, d'ailleurs, est en pleine recomposition. Le gouvernement de Léon Blum a ordonné, en juin 1936, la dissolution des ligues - Jeunesses patriotes, Croix-de-Feu, Parti franciste... -, qui, à partir de l'été 1936, se transforment en partis politiques, et déclarent - au moins pour le plus influent d'entre eux, le Parti social français, issu des Croix-de-Feu - vouloir jouer le jeu des institutions républicaines. Les élections cantonales, en novembre 1937, ne révèlent pas de progrès significatifs de la droite.
L'inquiétude des classes moyennes - petits producteurs, rentiers, fonctionnaires - s'est surtout exprimée à travers l'attitude du Parti radical, soucieux d'éviter toute dérive révolutionnaire. Alors que, membre du premier gouvernement de Front populaire, Édouard Daladier, ministre de la Guerre, multiplie les mises en garde à l'adresse de ses alliés socialistes, les sénateurs radicaux participent à la chute de Blum en juin 1937. Le nouveau président du Conseil, qui forme un ministère composé de radicaux et de socialistes, est le radical Camille Chautemps. Ce dernier n'exclut pas de revenir sur certains acquis de 1936, notamment sur le plus critiqué, la loi des quarante heures. Toutefois, pris entre cette intention et la crainte de se trouver privé de majorité, il se borne à des demi-mesures, comme la dévaluation de juillet 1937. En butte à l'hostilité des socialistes et des communistes, il tente de former, au début de 1938, un ministère exclusivement radical, et tombe en mars 1938. Fort préoccupé par la situation internationale - Hitler vient de réaliser l'Anschluss, c'est-à-dire le rattachement de l'Autriche à l'Allemagne -, Blum envisage alors de former un cabinet d'union nationale, allant des communistes à la droite. Les réticences de celle-ci ayant fait échouer la tentative, il forme un dernier cabinet de Front populaire, condamné par avance : le Sénat repousse, en effet, le nouveau programme de relance - assorti de mesures dirigistes - proposé en avril 1938. Le 7 avril 1938, avec la démission de Blum tombe le dernier gouvernement composé suivant une formule de Front populaire.