Dictionnaire de l'Histoire de France 2005Éd. 2005
H

Hugo (suite)

1885.

• Après l'ultime péripétie du coup d'État manqué de Mac-Mahon (1877), contre lequel il contribue efficacement à réunir au Sénat une majorité étendue jusqu'à ses anciens amis orléanistes du centre gauche, il ne lui reste qu'à faire don de sa vieille personne, de son nom, de sa gloire et de sa mort à la République naissante. Cette République qui le fait assister aux obsèques de Thiers avance d'un an son quatre-vingtième anniversaire pour être sûre de le fêter, et rouvre, pour lui, le Panthéon « au culte des grands hommes ». Elle doit céder également à une dernière précaution et lui faire traverser tout Paris, rempli d'une foule comme on n'en avait jamais vu, dans le petit « corbillard des pauvres ».

La légende de l'homme-siècle

À qui allait cette ferveur, maintenant apaisée mais encore partagée ? À l'auteur, sans doute : celui des Misérables, au « poète des enfants » - qu'il fait entrer dans la littérature -, et à son ton de « fonctionnaire de Dieu », impérieux et familier, qui « élève » le lecteur sans prendre avec lui ses distances. Mais la gloire de Hugo est celle du personnage historique, moins pour son importance que pour sa qualité.

Ubiquité.

• Sa longévité et la constance de sa présence aux événements cristallisent tout le siècle en lui, concrétion d'histoire, pont vivant ainsi jeté, quasiment de 1789 à 1914, entre la fin de l'Ancien Régime et la modernité, entre André Chénier et Rimbaud, ou Mirabeau et Jaurès. De là que l'image qui fixe ses traits en emblème soit celle de son grand âge. Cette ubiquité est également sociale : ses origines, ses fréquentations, son mode de vie, son électorat, ne l'assignent à aucune couche de la société ; et non seulement son action et son œuvre, par son sens comme par leur style, tendent à les unir, mais il les représente toutes, effaçant en lui leurs différences et leurs hostilités.

La même plasticité en politique lui a très tôt été reprochée : girouette de l'opinion, ou flatteur de tous les pouvoirs. Mais, outre que cette apparente inconstance était la condition de son omni-historicité, c'est elle qui le dégage du politique et le fixe dans l'histoire. À rebours de l'opportuniste, collé à l'éphémère, Hugo change parce que, à chaque moment, il est ailleurs ou à contre-temps. De là un constant décalage : membre de la Chambre des pairs ou du Sénat alors que la politique se fait à celle des députés, refusant l'amnistie du Second Empire, proclamant sa foi en Dieu quand il devient l'idole des républicains positivistes, socialiste lorsque la question est celle de la République - et inversement. Le souvenir de tous ces détails s'est perdu, mais leur effet demeure : Hugo symbolise la responsabilité historique individuelle.

D'autant plus que son évolution est orientée - et rectiligne, de la droite à la gauche -, de surcroît dans le sens contraire du parcours commun. Sa vie y trouve un sens en même temps qu'elle le donne à l'histoire, ou le reçoit d'elle. De l'ombrageux « ultra » au vieux sénateur, comment nier les progrès ?

L'auteur et l'homme public.

• Ou, plutôt, du jeune poète frémissant de la Mort de MELLE de Sombreuil à l'auteur de Quatre-vingt-Treize. Car le parcours de Hugo serait fortuit, local et individuel si l'œuvre ne l'assumait, fournissant le mode de lecture de la présence de son auteur à l'Histoire. On lui a souvent reproché d'avoir sculpté sa propre effigie ; pure malveillance, mais explicable : Hugo s'inclut dans son œuvre, non comme individu mais comme auteur et homme public ; le personnage donne leur poids de réalité aux livres, et les livres confèrent sa vérité au personnage. Il est historique parce que historien. Recueils lyriques mis à part - et encore -, l'œuvre entière de Hugo parle de l'Histoire, de telle sorte qu'elle y prend place. Que dit-elle ? Que les hommes font leur histoire - avec l'aide de Dieu : qu'aucune nécessité ne la détermine et qu'aucune action n'y est inutile ; qu'elle est un progrès, mais discontinu, incertain, douloureux, et non pas une direction seulement, mais un sens : un progrès moral et spirituel, un accomplissement. Sa connaissance n'est donc un savoir vrai qu'à condition d'être une leçon juste - Hugo dit une « légende ». Dans l'erreur comme dans la vérité, l'historien y participe, mais tout penseur également, du seul fait qu'il donne sens à l'existence humaine. De là, non pas l'engagement de l'écrivain, inévitable, mais sa responsabilité - en soi, dans l'Histoire et devant elle : c'est tout un.

Or, il arrive que l'Histoire, toujours obscure et demandant déchiffrement, devienne illisible, tombe dans un trou, fasse contresens. Il appartient alors au poète de la continuer par d'autres moyens, et de substituer la réalité de sa parole à la défaillance des faits illusoires. Hugo rencontrait ce devoir - ou sut saisir cette occasion - et réussit, sciemment, à expulser Louis Napoléon de l'Histoire : « Sonnez, sonnez toujours, clairons de la pensée [...] / À la septième fois les murailles tombèrent. »

Elles tombèrent effectivement ; le Second Empire n'a pas été réhabilité, et Hugo garde ce statut - presque inconcevable - du poète qui a dicté son texte à l'Histoire.

Après lui.

• Sur ce socle, le cours des événements et des opinions explique la diversité des éclairages - ou l'ombre - projetés sur la statue de Hugo. Du moins dans la presse et la librairie, reflets imprécis des mentalités. Aux années de sa mort, la République naissante trouve en lui le moyen d'une conscience d'elle-même si profondément et si largement partagée que les résistances, surtout catholiques, se taisent. Mais, dès le tournant du siècle, tout se passe comme si les républicains, très divisés, ne pouvaient ni se retrouver dans le Hugo de 1885, ni en renouveler l'image. Délaissé, ou réduit aux besoins de « la revanche », il subit l'hégémonie conservatrice, ou franchement réactionnaire, du retour au classicisme, dénonçant les billevesées romantiques, distinguant au mieux le poète trop virtuose du politique égaré. À moins que ce ne soit l'inverse. C'est le temps du « Victor Hugo. Hélas ! » d'André Gide répondant à la question « Quel est votre poète ? ». Mais à l'attaque frontale des idéologues fascistes - Victor Hugo pontife de la démagogie, 1934 - répond la réévaluation de Hugo dans la mouvance du Front populaire élargie pour lui jusqu'à la droite classique (Claudel) et à l'appareil du Parti communiste. Si bien que la guerre voit Hugo accaparé par les deux camps, mais inégalement : les occupants, français ou non, ne dédaignent pas d'afficher quelques citations sur les « États-Unis d'Europe », mais les Châtiments retournent à leur clandestinité originelle dans les journaux et les tracts. La Libération les rend au plein jour et, devant la fragilité de la paix, à l'heure de la restauration de l'esprit national, de la reconstruction des institutions républicaines et de la refondation de la société française, on comprend que, tant dans le gaullisme que dans le communisme - pour nombre de croyants aussi -, Hugo n'ait pas été jugé inutile. Un réveil des études hugoliennes s'en est suivi ; de la lecture, également, qui préfère désormais les œuvres de l'exil ; et les étudiants qui faisaient citer aux murs les Misérables - « Laissez la peur du rouge aux bêtes à cornes » - ne voyaient pas sans sympathie, au printemps 1968, dans la cour de la Sorbonne, les statues assises des maîtres symétriques, Hugo et Pasteur.