République (Ve). (suite)
Rapidement, la crise va s'élargir. Pour protester contre la « répression policière » du « régime gaulliste », les forces syndicales appellent à la grève générale pour le 13 mai. Le lendemain, le mouvement fait tache d'huile : initialement prévue pour une seule journée, la grève se prolonge et s'amplifie. Au bout de quelques jours, la plupart des entreprises sont occupées par leurs salariés et l'économie française est à son tour paralysée - plus qu'elle ne l'a été lors de la grande vague de grèves du printemps 1936. D'universitaire, la crise est devenue sociale.
De plus, elle acquiert, dans la dernière décade de mai, une dimension politique. En effet, dans un premier temps, le président de la République n'a aucune prise sur l'événement. La magie du verbe gaulliste n'opère plus : la proposition d'un référendum sur la « participation » tourne court. Dans ces conditions, c'est le régime lui-même qui paraît ébranlé. D'autant que les tentatives pour abréger la crise semblent faire long feu : le 27 mai, les accords de Grenelle sont signés mais, malgré les fortes hausses de salaire prévues, ils sont repoussés le même jour par la base ouvrière, qui proclame sa volonté de poursuivre la grève. Le pouvoir gaulliste semble dans l'impasse. Du reste, le lendemain, François Mitterrand se déclare prêt à succéder à Charles de Gaulle si celui-ci, en se retirant, enclenche une élection présidentielle.
Pourtant, en quelques jours, le général de Gaulle retourne la situation en sa faveur. Le 29 mai, tout d'abord, il disparaît durant quelques heures vers une destination inconnue. On apprendra par la suite qu'il s'est rendu en Allemagne, à Baden-Baden, pour rencontrer le général Massu. Ce voyage révélait-il une faiblesse passagère, l'aveu d'un doute étreignant le chef de l'État ? Ou s'agissait-il d'une habile manœuvre, d'une brève disparition savamment mise en scène pour frapper l'opinion ? Les deux thèses ont été avancées. Toujours est-il que, lorsqu'il annonce le lendemain, à la radio, la dissolution de l'Assemblée nationale, le président semble avoir repris la situation en main. Le soir du même jour, une manifestation gaulliste forte de plusieurs centaines de milliers de personnes se déroule sur les Champs-Élysées pour proclamer son soutien au chef de l'État. Celui-ci est également conforté par le retournement, en cette fin de mai, de l'opinion publique, d'abord favorable au mouvement mais bientôt inquiète devant une crise qui paraît s'éterniser.
Les élections législatives, fixées aux 23 et 30 juin, vont jouer un rôle de canalisation de la crise, ce qui, à tout prendre, peut être porté au crédit du régime. Durant la brève campagne électorale, le Premier ministre Georges Pompidou joue avec habileté de cette peur du désordre qui s'est emparée d'une partie du pays. Bien plus, il attribue l'origine de la crise de mai aux partis de gauche. Si l'assertion est historiquement inexacte, elle se révèle politiquement payante. Au bout du compte, une « majorité silencieuse », devenue hostile au mouvement, assure aux gaullistes une très large victoire : à eux seuls, ils ont, au soir du second tour, la majorité absolue à l'Assemblée nationale, avec 294 sièges sur 487.
Si le régime de la Ve République ne sort pas amoindri de la crise, en est-il de même pour son fondateur ? En fait, le général de Gaulle est, lui, profondément ébranlé par mai 68. En effet, l'opinion attribue davantage au Premier ministre qu'au président la résolution de la crise. Le second en a-t-il conçu de l'irritation ? Quelques jours après la victoire électorale, de Gaulle change de chef du gouvernement, Maurice Couve de Murville succédant à Georges Pompidou. En outre, il est parfaitement conscient de la fragilité du résultat électoral de juin 1968 - obtenu en réaction à une conjoncture jugée dramatique. Il le ressent d'autant plus durement qu'il a une très haute idée de la légitimité du pouvoir, lequel, pour se maintenir, doit être assuré de l'appui du peuple souverain.
C'est probablement pour cette raison que le chef de l'État propose, en février 1969, un référendum sur la réforme du Sénat et la régionalisation. L'initiative s'explique, certes, par un souhait de faire passer une réforme qu'il juge nécessaire et par un souci de reprendre l'initiative politique, mais aussi, plus largement, par la volonté de retremper une légitimité qu'il pressent atteinte. Depuis son retour au pouvoir, le général de Gaulle a souvent testé le soutien populaire. Mais ce référendum, bientôt fixé au 27 avril, sera la consultation de trop. Le projet présidentiel se heurte immédiatement à une opposition multiforme et résolue, jusque dans les rangs de la majorité : Valéry Giscard d'Estaing préconise explicitement le « non ». André Malraux, l'un des fidèles du général, a interprété l'échec du 27 avril comme une attitude délibérément suicidaire de de Gaulle, afin de mettre en scène sa sortie de l'Histoire. L'historien ne peut que rester sceptique devant une telle hypothèse. Initialement, le chef de l'État avait bien l'intention de faire passer son projet et de ressourcer une légitimité qu'il sentait écornée. Ce n'est qu'au fil des semaines qu'il prit conscience que la campagne tournait en sa défaveur. Rien ne l'obligeait dans la Constitution ou dans la pratique de la Ve République à mettre son mandat en jeu. Mais une telle attitude correspondait, on l'a vu, à l'idée qu'il se faisait des rapports avec le peuple souverain. D'où, comme par le passé, une implication personnelle annoncée avant le scrutin. L'avant-veille du 27 avril, il déclare à la télévision : « Si je suis désavoué par une majorité d'entre vous, [...] je cesserai aussitôt d'exercer mes fonctions. » Il y a là moins une dramaturgie du départ qu'une dramatisation du scrutin, dont le chef de l'État était coutumier.
Si le résultat du référendum est sans ambiguïté - 53,2 % de « non » -, l'attitude du général de Gaulle est elle aussi sans appel. Peu après minuit, un communiqué laconique est publié par l'Élysée : « Je cesse d'exercer mes fonctions de président de la République. Cette décision prend effet aujourd'hui à midi. » De fait, le lundi 28 avril 1969, le chef de l'État se retire. Avec son départ, c'est une phase de l'histoire de la Ve République qui se termine. Le régime, né au forceps dans l'épreuve de la guerre d'Algérie, remodelé dans le feu de la crise politique de 1962, s'est enraciné rapidement et a montré en 1968 sa capacité à surmonter des phases de crise aiguë. Il n'est pas jusqu'au départ volontaire de son fondateur qui n'apparaisse, d'une certaine façon, comme la preuve de sa pérennité. Ce 28 avril, pourtant, deux questions sont encore sans réponse concernant ces institutions. Comment celles-ci vont-elles évoluer en l'absence de leur fondateur ? Et, plus largement, une alternance politique pourrait-elle aisément s'opérer dans le cadre qu'elles dessinent ? La première réponse allait être donnée dès les semaines suivantes. Pour la seconde, douze années allaient encore s'écouler.