Tocqueville (Charles Alexis Henri Clérel de), (suite)
L'Ancien Régime et la Révolution française.
• Comme nombre de ses contemporains, Tocqueville cherche à comprendre la France à travers l'épisode révolutionnaire. Marqué par la pensée de Montesquieu, il ne peut envisager le cours de la Révolution sans ausculter les institutions. Son enquête le conduit à dépouiller systématiquement les cahiers de doléances de la généralité de Tours, ville où il réside durant l'année 1853. Lors de sa parution en 1856, l'Ancien Régime et la Révolution tranche sur l'ensemble des tentatives antérieures et devient une enquête sur le passage d'une ancienne à une nouvelle France. Le cœur de la démonstration fait de la Révolution l'héritière d'une mission centralisatrice que la crise de l'Ancien Régime ne permettait plus de mener à bien. Et l'Ancien Régime, par l'abaissement progressif de l'aristocratie, y est dépeint comme l'ouvrier secret et inconscient du phénomène démocratique. Tocqueville établit une opposition entre liberté et démocratie, un lien entre la mort de l'aristocratie et la montée du despotisme : « Parmi toutes les sociétés du monde, celles qui auront toujours le plus de peine à échapper pendant longtemps au gouvernement absolu seront précisément ces sociétés où l'aristocratie n'est plus et ne peut plus être », écrit-il dans l'Ancien Régime et la Révolution
Une pensée, une démarche.
• Sur un plan historiographique, la dernière œuvre de Tocqueville marque le dépassement de l'opposition entre des auteurs qui s'attachent à intégrer le legs de la Révolution dans l'histoire nationale (Mignet, Thiers, Guizot, Louis Blanc) et d'autres qui sont nostalgiques de l'Ancien Régime (Bonald, de Maistre...). Avec lucidité, il utilise son appartenance au clan des vaincus pour dévoiler le sens caché de l'événement, pour « penser la Révolution », selon la formule de François Furet. Cet apport, qui rend sa figure singulière jusqu'à nos jours, s'appuie sur une remarquable qualité d'investigation : qu'il s'agisse de l'enquête sur le terrain en Amérique ou de l'exploration pionnière des sources d'archives telles que les cahiers de doléances, Tocqueville fonde ses hypothèses générales sur une documentation de première main. Avec l'Ancien Régime et la Révolution, il offre l'un des premiers modèles d'interprétation sociologique d'une crise historique.
Bien que croyant à des lois de l'histoire et au comparatisme hérité de Montesquieu - ce qui l'amène à surestimer le rôle déterminant des institutions au détriment des hommes -, il partage avec Marx l'intérêt pour les facteurs idéologiques à l'œuvre dans le corps social et la conviction que les « classes, elles seules, doivent occuper l'histoire ». Situer Tocqueville demeure donc une épreuve : Jaurès et Taine y puisent, chacun, des arguments. Versant aristocratique de l'idéologie libérale, il demeure irréductible à Guizot, pour qui l'aristocratie est un obstacle à la liberté. Si sa nostalgie l'enracine à droite, sa vision de l'histoire en fait le prophète d'un usage raisonné de la démocratie.