Dictionnaire de l'Histoire de France 2005Éd. 2005
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Belle Époque (suite)

La question sociale.

• La « journée de huit heures pour tous » : le mot d'ordre, souvent repris, révèle les réalités concrètes de la condition ouvrière. Malgré la progression du pouvoir d'achat des ouvriers, les effets conjugués de l'exode rural, de la mécanisation et de la concentration industrielle rendent encore plus précaires des conditions de vie souvent épouvantables. La journée de travail est généralement de douze heures - dix pour les femmes en 1900 -, le repos hebdomadaire n'est rendu obligatoire, mais sans paiement, qu'en 1906. Les retraites des ouvriers sont faibles, et peu de travailleurs atteignent l'âge d'en bénéficier. Les années 1904-1907 voient donc se succéder la « révolte des gueux » du Languedoc, les grèves longues et massives des cheminots, des électriciens : 1 024 grèves sont dénombrées pour la seule année 1904, toujours violemment réprimées. La nouveauté réside dans le relais pris par les syndicats pour organiser de mieux en mieux les grèves. Avec la création en 1895 de la CGT, véritablement structurée en 1902 et dont les orientations sont précisées par la Charte d'Amiens en 1906, les composantes modernes de la lutte sociale sont constituées.

La crise de la raison

Le positivisme contesté.

• Aux bouleversements qui affectent le terrain social et politique s'ajoute, au même moment, une crise de la raison universelle, qui constitue un véritable abcès de fixation pour toute la période. En apparence, le positivisme se trouve doublement légitimé par le discours d'État et la reconnaissance universitaire : Léon Brunschvicg proclame « la capacité indéfinie de progrès » de l'intelligence par la science (les Étapes de la philosophie mathématique, 1912). La découverte des rayons X et de la radioactivité semble accréditer cette confiance. Mais la « révolution copernicienne » qui bouleverse les sciences exactes avec la théorie des quantas (Max Planck, 1900) et celle de la relativité (Einstein, 1907), en remettant en cause les modèles physiques et mathématiques hérités de Newton, provoque également un profond désarroi devant une réalité disloquée, une impuissance à dominer une diversité qui croît à mesure qu'on l'explore.

L'anti-intellectualisme.

• L'inconscient et l'intuition sont les mots clés de la Belle Époque. Mais là ou Bergson, exaltant l'intuition dans l'Évolution créatrice (1907), parle « d'élan vital » où le moi ne se saisit que dans la durée, Gustave Le Bon, dans la Psychologie des foules - un « best-seller » de l'époque -, fortifie l'idée d'un déterminisme racial originel fondé sur l'inconscient hérité des ancêtres. Traduit en termes politiques, c'est le fondement même des théories de Georges Sorel, du nationalisme organique de Barrès et de l'antisémitisme d'Édouard Drumont ; autant de composantes d'un nationalisme qui attise les haines. Car ce n'est pas seulement l'idéologie progressiste, élevée au rang de projet social, qui est ainsi visée, mais bien une conception globale de l'homme héritée de la philosophie des Lumières et de la société industrielle. À l'image « mécanique » de l'individu et de la société se substitue un principe « organique » qui postule l'origine inconsciente des actions, la puissance de la vie sur la raison et, dans sa visée sociale, la survie des plus aptes. Cet anti-intellectualisme pèse d'un poids particulièrement lourd dans le devenir des idéologies. Sans ce vaste mouvement, on ne saurait comprendre ni les enjeux profonds de l'affaire Dreyfus ni, surtout, son retentissement sur la genèse du fascisme européen : au tournant du siècle, les thèses qui verront leur accomplissement dans l'entre-deux guerres sont déjà fermement constituées.

Diversité culturelle et uniformisation des modes de vie

L'unité par l'instruction.

• Ce qui frappe dans cette France qui compte 56 % de ruraux en 1911, c'est l'inachèvement de l'unité linguistique. Certes, l'alphabétisation des petits Français est quasi générale, mais les bacheliers représentent, autour de 1900, à peine 1 % d'une classe d'âge : l'effort porte sur la scolarité primaire, qui voit naître le mythe du « certif ». Les « hussards noirs » de l'instruction publique poursuivent donc leur offensive conquérante au nom de la raison, de la République et de la patrie. L'enseignement confessionnel s'est vu théoriquement interdit d'exercice par la loi Combes (1904), mais l'« anticléricalisme d'État » n'a que des effets limités : les affrontements entre écoliers « culs bénis » et « culs rouges » de la Guerre des boutons (Louis Pergaud) peuvent se poursuivre malgré la vague de fermetures d'écoles congréganistes en 1904. Chaque écolier dans chaque village lit donc le Tour de la France par deux enfants (G. Bruno) et y apprend l'unité du pays dans sa diversité. Les provinces perdues, voilées de noir sur les cartes géographiques, seront reconquises par ces futurs bataillons d'écoliers entretenus dans le culte du sacrifice pour la patrie et la croyance dans le progrès indéfini de l'humanité.

Diversité culturelle.

• Cependant, une large tranche d'âge n'a pas fréquenté l'école ou a échappé à la scolarisation rendue obligatoire en 1881. En 1900, bien des Français ne parlent ni ne comprennent que le patois ou le dialecte. On voit ainsi de nombreux tribunaux recourir à des interprètes. L'harmonie de l'Hexagone tant vantée par les manuels scolaires de l'époque, telle l'Histoire de France d'Ernest Lavisse, se révèle l'alibi géométrique d'une idéologie fédératrice. En réalité, la diversité n'est pas uniquement sociale dans la France de la Belle Époque, elle est également culturelle et fait coïncider dans un même espace des groupes aux traditions, aux valeurs, aux rites différents. Néanmoins, les formes de cultures traditionnelles se dissolvent progressivement dans des usages et des modes de vie uniformisés. Ainsi, le 14 Juillet tend à se substituer à des fêtes patronales, qui se vident de leur sens. L'urbanisation et la déchristianisation ont leur rôle dans cette uniformisation ; mais aussi la production de masse et l'accroissement réel des revenus des salariés. La plupart d'entre eux partent à la conquête, sinon d'un bien-être, du moins d'un mieux-vivre.