nation (suite)
Cette affirmation des États-nations dans les vieux pays d'Europe de l'Ouest provoque un double phénomène : la montée des xénophobies et la cristallisation de sentiments d'appartenance très divers. Le prochain devient l'autre, l'étranger est haï et redouté. La France se définit ainsi par opposition à l'Angleterre durant la guerre de Cent Ans, car rien ne vaut un ennemi héréditaire pour attiser le sentiment de communauté. Des stéréotypes nationaux font dès lors leur apparition (les Français sont « galants », les Anglais « cruels et perfides »...). Pour dépasser cette définition négative, il convient de rechercher les éléments décisifs aux yeux des Français de l'époque pour assurer leur existence collective. À l'époque médiévale, la définition nationale oscille entre deux pôles, le pôle monarchique et le pôle communautaire. En France, c'est le pôle monarchique qui l'emporte : le sentiment d'appartenance repose sur l'histoire des rois et leur rôle de protecteurs de la foi, exaltés dans une histoire officielle globalisante, les Grandes Chroniques de France, rédigées à partir des années 1270. Cette histoire, œuvre de l'abbaye de Saint-Denis, illustre l'unicité de la dynastie, la sagesse des clercs et le courage des barons, tous protégés par Dieu. Elle commence à Troie lorsque l'obscur Francion (héros éponyme et fils d'Hector) quitte la ville en flammes pour s'établir à Sycambria, avant de passer en Germanie puis en Gaule. Les Francs donnent alors leur nom au pays et le rassemblent autour de leur roi Clovis, converti au christianisme, déjà très répandu : Denis de Paris aurait converti la capitale au Ier siècle, les tombes et les couronnes des rois se regroupant par la suite autour de sa propre tombe. Car Dieu a voulu que la France soit « très chrétienne » : son peuple est le peuple élu de la nouvelle alliance. Ce discours, fondé sur la foi et l'histoire mythique, est rendu sensible par l'invention de symboles nationaux : le cerf blanc ou les lys rendent le roi présent sur toute l'étendue du territoire.
Durant le Moyen Âge, la langue n'est pas encore un vecteur de l'appartenance nationale. Seules les langues sacrées (latin, grec, hébreu) sont révérées ; toutes les autres sont vulgaires, issues du péché et de l'écroulement de la tour de Babel. La France - qui n'aura pas de réelle politique linguistique avant le début du XVe siècle - est alors un État multilingue : la chancellerie émet en latin pour le Midi et en francien pour le Nord. Certes, la langue prioritairement utilisée par l'administration royale devient lentement une norme respectée ; l'usage n'en est pas obligatoire, mais ceux qui veulent faire carrière se doivent de la connaître.
Si le contenu du sentiment d'appartenance médiéval se laisse assez facilement cerner, le public concerné est plus malaisé à circonscrire. On serait tenté de dire qu'il passe d'abord par les élites nobiliaires et administratives, les habitants des capitales, ou encore des zones frontières contestées comme Domrémy, avant de se diffuser plus largement. Même si le sentiment national n'est probablement pas encore un phénomène de masse, l'attachement au roi semble très généralement répandu, par des médias spécifiques : images, cérémonies et pèlerinages. Mais l'allégeance à la nation, qui commence à s'enraciner, n'est encore qu'une des allégeances possibles ; en effet, le dévouement dû à la famille et à la chrétienté reste capital.
L'invention de l'imprimerie modifie peu le contenu des représentations nationales, même si elle en augmente notablement la diffusion. Plus importante est l'apparition à la Renaissance, pour la première fois, de fractures entre appartenance religieuse et appartenance politique : peut-on être à la fois protestant et bon Français ? Progressivement, le principe du cujus regio, ejus religio l'emporte et, à la fin du XVIIe siècle, identité nationale et catholicisme coïncident à nouveau dans le pays.
Révolution et conception nouvelle de la nation
La Révolution infléchit brutalement l'idée de nation en la séparant de l'idée monarchique. Cette mutation marque une véritable rupture avec les éléments constitutifs qui avaient fait jusque-là l'identité française (le roi, la foi, l'histoire). Effaçant les liens historiques, religieux ou culturels, le lien politique est désormais considéré comme fondamental. La nation est absorbée par la citoyenneté, octroyée à tous, et la légitimité du peuple souverain remplace celle de la dynastie. Le peuple, qui exclut le roi, les émigrés, les prêtres réfractaires et les traîtres, est formé de citoyens tous libres et égaux en droits. Les corps intermédiaires (ordres, provinces, métiers) disparaissent. Le citoyen, seul face à l'État, est appelé à participer à son fonctionnement comme conscrit - la levée en masse place la population en état de réquisition, et l'enthousiasme nécessaire à la diffusion espérée de la Révolution est entretenu au besoin par l'endoctrinement -, comme contribuable et comme électeur. Même s'il reste longtemps censitaire, le suffrage, théoriquement universel, s'impose comme l'instrument de transformation de la volonté générale en loi républicaine. À l'intérieur, cette nation républicaine est ouverte à tous : juifs et protestants sont citoyens à part entière. À l'extérieur, la Révolution proclame le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes et affirme l'universalité de son modèle : les droits de l'homme doivent s'appliquer partout. Dans sa volonté d'effacement des liens antérieurs, jugé nécessaire à la défense de la République, la nation révolutionnaire entend bâtir une France laïque, dans laquelle le clergé n'a plus de place officielle. L'histoire fait l'objet d'une réécriture et semble commencer en 1789. Quant à la géographie, elle hésite entre la célébration du territoire traditionnel et le mythe des frontières naturelles de la « grande nation ». Parallèlement, la langue française s'impose dans l'enseignement et l'administration.
Le xixe siècle : deux conceptions rivales
À l'orée du XIXe siècle, bien que la Révolution ait affirmé le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, les États-nations ne sont pas nombreux, et possèdent tous un profil analogue : des pays dotés d'une longue histoire, de traditions administratives solides et d'élites sociales et culturelles. À côté d'eux subsistent des empires hétéroclites qui regroupent, dans des équilibres instables, des populations ethniquement et culturellement diverses. Aucun idéologue libéral n'accorde alors le moindre crédit aux revendications des petites nations. La revendication nationale pointe néanmoins dans de nombreuses minorités (Basques, Catalans), même si elle se limite le plus souvent à des revendications linguistiques. Jusqu'à la Première Guerre mondiale, les minorités et les petites nations européennes apparaissent au plus grand nombre dépourvues d'avenir autant que de légitimité. C'est pourtant bien le problème des petites nations et de l'Alsace-Lorraine qui va provoquer une rupture, encore en vigueur, entre deux conceptions : la conception de Johann Gottfried Herder ou de Johann Fichte, fondée sur le sang et la culture, proche des identités traditionnelles, et la conception élective et abstraite d'Ernest Renan, qui présuppose la Révolution. Herder définit la nation allemande comme un peuple immémorial issu de la nature et du sol, lié par le sang, la culture et les vicissitudes d'une histoire commune. En 1807, juste après la bataille d'Iéna, les Discours à la nation allemande de Fichte affirment que l'identité repose sur le sang et la langue, bien avant l'apparition de l'État. Quant aux idées de Renan sur la nation élective et citoyenne, elles sont plus tardives : c'est le choc de l'annexion de l'Alsace-Lorraine qui transforme cet intellectuel quelque peu raciste et bourgeois en fervent républicain. Lors d'une conférence prononcée en 1882, « Qu'est-ce qu'une nation ? », il définit celle-ci comme une solidarité fondée sur le consensus, un plébiscite de tous les jours sur la forme républicaine de l'État, construit à travers le temps par l'assimilation progressive : la nation repose sur la volonté des citoyens et leur décision de vivre ensemble. Bien qu'il n'y ait pas entre les deux points de vue d'opposition absolue, ils impliquent des conceptions différentes de la citoyenneté : en Allemagne, elle repose sur le sang (jus sanguinis) et s'acquiert difficilement. En France, elle repose, par principe, sur le choix et le consensus en faveur de valeurs universelles : la citoyenneté s'y est longtemps acquise assez facilement (jus soli), la nation se définissant par l'intégration de populations diverses au fil de l'histoire.