Trente Glorieuses (les). (suite)
Cette transformation n'a pas été sans débat. En 1945, la traduction de Tropique du Cancer, d'Henry Miller, déclenche un scandale. Cette ode à la libération sexuelle, publiée en France mais interdite au États-Unis, ne dit-elle pas la puissance subversive de la sexualité ? L'image de la famille et du mariage commence à changer. La pratique du concubinage se répand : 17 % des couples en 1969, 37 % en 1974 - avec des taux plus élevés en milieu urbain. Le taux de divorce croît très sensiblement (1 pour 16 mariages en 1925, 1/11 en 1946, 1/8,5 en 1972), sur un rythme que l'on peut mettre en parallèle avec le recul significatif de la pratique religieuse, en passe de devenir une « position culturelle » (Dominique Borne) et non plus - ou plus seulement - la manifestation d'une croyance stricto sensu. Autant d'éléments qui permettent de souligner les progrès d'une philosophie de la vie refusant toute codification du bonheur personnel ou familial.
Outre la libération sexuelle et l'évolution de la représentation de la famille, l'image de la femme est sans doute l'un des plus puissants leviers de cette révolution des mœurs. Le débat ouvert par l'ouvrage de Simone de Beauvoir, le Deuxième Sexe (1949), ne se refermera plus. Les femmes acquièrent une autonomie jusqu'alors inconnue et un statut qui rompt avec l'image dominante de la « mère au foyer », au long d'un processus jalonné par l'accession au droit de vote (1944), la libération représentée par l'aide de l'électroménager, l'apparition d'émissions TV spécifiques (les Femmes aussi, 1964), la vague féministe des années 1960-1970, etc.
Un « nouvel homme » ?
Les Trente Glorieuses constituent une indéniable « accélération » de l'histoire qui transforme l'identité de la société française. Partant de la métamorphose de l'économie, de l'accroissement rassurant et régulateur du rôle de l'État, de la pression démographique et urbaine, de la modification du tissu socioprofessionnel et social, de l'amélioration des conditions et de la transformation des modes de vie, la période 1947-1975 constitue un temps euphorique et « glorieux », qui favorise, selon l'expression de Jean Fourastié, l'émergence d'un « nouveau type d'homme ». Fondé sur les gains de la prospérité, sur le recul d'un certain nombre de contraintes physiques et temporelles, il permet la diffusion d'une philosophie de la vie nettement dégagée, par rapport à la première moitié du XXe siècle, du poids envahissant des contraintes matérielles quotidiennes et des conditions de travail. Bien au-delà des métamorphoses économiques, un profond fossé sépare donc la société de l'après-guerre de celle des années 1970. La victoire du modernisme, l'avènement et la célébration de la société de consommation et du bien-être, la révolution du temps libre et des loisirs, les progrès de l'individualisme et la mue des comportements, l'idéal en partie réalisé de la mobilité sociale, sont passés par là. Considérés comme des conquêtes définitives, ils instituent une nouvelle hiérarchie des valeurs socioculturelles et déterminent une rupture fondamentale avec l'image d'une société figée dans laquelle les statuts sociaux constitueraient une norme immuable. Sans doute peut-on parler de l'affirmation d'un système social du « mouvement » dont témoignent, parmi bien d'autres exemples, l'image de la voiture, des vacances, de la télévision, la libération des mœurs. Ce droit au « mouvement » renforce - et est renforcé par - l'émergence de nouveaux imaginaires sociaux. L'homme au miroir de lui-même n'est plus le même. En définitive, selon l'expression de Jean-Pierre Rioux, la société édifiée par les Trente Glorieuses semble avant tout avoir favorisé la recherche d'une « éternelle adolescence ».
Après 1975, cette philosophie optimiste et conquérante se heurte à la crise. Cependant, on peut postuler qu'elle constitue toujours une part non négligeable du socle des représentations du bonheur individuel et collectif, tant a été grande la force d'imprégnation de la révolution socioculturelle des Trente Glorieuses.