Paris (suite)
La manière dont Paris a été restructuré pendant la seconde moitié du XIXe siècle a provoqué une déconcentration de la monumentalité, qui prend toute sa signification lorsqu'on la compare aux transformations survenues au même moment à Vienne. Donald Olsen, qui a comparé les deux capitales, souligne que, si l'on avait procédé de la même façon sur les bords du Danube et sur les rives de la Seine, les Champs-Élysées auraient accueilli l'Opéra et le Louvre, la Sorbonne et la Chambre des députés, l'Hôtel de Ville et la Bourse...
Les transformations de la capitale n'ont évidemment pas été sans conséquences sur la répartition de la population. Mais l'« haussmannisation » n'a pas entraîné, comme on l'a trop souvent avancé, un départ immédiat des catégories populaires du centre ville. Jeanne Gaillard a dénoncé le schématisme d'une telle interprétation : « La population ouvrière [...] tend à rester sur place. Tout indique que, refoulée par les travaux, elle ne va pas d'une traite jusqu'aux arrondissements extérieurs ; à la place libre et aux loyers moins chers, elle continue de préférer la proximité du centre où se trouvent ses fournisseurs et ses clients. Le Parisien de cette époque est peut-être nomade, mais un nomade dont le terrain de parcours est très étroitement limité. » Les quartiers situés aux abords immédiats de l'Hôtel de Ville, où se situe la croisée de Paris, enregistrent, dès 1856, une baisse démographique, tandis que les quartiers voisins connaissent un accroissement brutal, dû principalement à une augmentation très forte de la population vivant en garnis. À la veille de l'annexion de 1860, Paris intra muros compte 1 175 000 habitants répartis sur 36 kilomètres carrés, soit une densité moyenne de 327 habitants à l'hectare ; la petite banlieue, entre le mur des Fermiers généraux et les Fortifications, s'étend sur 43 kilomètres carrés et compte 364 000 habitants, soit une densité moyenne de 84 habitants à l'hectare. Ces chiffres indiquent, sans équivoque, l'extrême concentration de la population dans le vieux centre. Maurice Garden a suivi, du Second Empire aux années 1980, l'évolution des densités dans les vingt quartiers de Paris : la répartition de la population s'inverse aux dépens des quartiers centraux et au bénéfice des quartiers périphériques. À la veille de la Première Guerre mondiale, la première ceinture autour du centre ancien est, à son tour, saturée, et l'essentiel de la croissance résulte de celle des arrondissements créés en 1860, qui rassemblent, en 1906, la moitié des habitants de la capitale.
Ces transformations se sont accompagnées de mutations dans les relations que la capitale entretient avec l'industrie. Les initiatives royales avaient permis la création de grandes manufactures, mais c'est surtout sous le Premier Empire que l'industrie a connu un véritable essor. Une enquête de la Chambre de commerce pouvait, sans risque d'être contredite, conclure à la veille de la révolution de 1848, que « Paris a depuis longtemps pris sa place au nombre des villes manufacturières de premier ordre en France. Ses produits, variés à l'infini, sont connus du monde entier... » On dénombrait alors 350 000 ouvriers, employés dans quelque 65 000 entreprises. Dès le Second Empire, le déclin des grands établissements industriels s'amorce. Haussmann n'est guère favorable à la croissance industrielle dans Paris. L'annexion de 1860 est donc, à cet égard, un moyen de contrôler et de limiter le développement industriel des arrondissements extérieurs. On assiste alors à une lente et irréversible désindustrialisation de la capitale au profit des banlieues.
Paris et la province
La relation entre la capitale et le reste du pays peut être appréhendée sous de multiples aspects. Au plan politique d'abord, tant l'histoire, depuis la Révolution, atteste un antagonisme - souvent violent - ; : que l'on pense à 1848 ou à la Commune, que l'on pense aussi au coup d'État du 2 décembre 1851, où la résistance des campagnes fut la plus vigoureuse. On peut également envisager le couple Paris/province du point de vue des mentalités et des perceptions mutuelles, qui impliquent fréquemment dérision et mépris de part et d'autre. Mais les catégories du parisianisme et du provincialisme n'ont rien d'immuable, même si l'on peut noter des invariants, comme le souligne Alain Corbin : « La dépréciation de la province constitue une obligation pour qui veut obtenir l'adhésion de la Ville. Molière lui-même s'excuse auprès du roi d'avoir exercé son art loin de Paris. » On peut, enfin, lire cette relation de manière symbolique, dans l'organisation de la place de la Concorde par Hittorf, sous la monarchie de Juillet : huit statues de villes françaises sont disposées comme elles le sont sur le territoire, ce qui a fait dire à Maurice Agulhon que « la Concorde dessine ainsi une sorte d'image de la France, et l'on ne comprendrait pas que cette place centrale de la France ne fût pas la place centrale de Paris ».
Une autre approche s'impose néanmoins : celle de la place qu'occupe la capitale dans le système urbain. Cette place n'a pas été constante, et l'évolution depuis le XVIIIe siècle n'est pas linéaire. Le dernier siècle de l'Ancien Régime fait en effet figure de siècle d'or des capitales régionales, ce qui entraîne un déclin de la prééminence parisienne. En 1700, la capitale compte 510 000 habitants, et les six villes suivantes (Lyon, Marseille, Rouen, Lille, Bordeaux et Nantes) totalisent, ensemble, quelque 383 000 habitants. Le rapport entre la population parisienne et celle des six capitales régionales est donc de 1,33. À la veille de la Révolution, la capitale compte 604 000 personnes, mais le rapport est descendu à 1,15. Il ne recommence à progresser que sous la Restauration. On entre alors dans une période où la croissance de Paris explique l'essentiel de la croissance urbaine de la France. Au début des années 1930, le même type de rapport dépasse 1,4, et il serait encore beaucoup plus élevé si l'on raisonnait en terme d'agglomération et non de communes.