Guerre mondiale (Première). (suite)
Souffrir en enfer : les soldats.
• Les soldats, pour l'essentiel des civils ayant revêtu l'uniforme de la patrie, font l'apprentissage de la brutalité du combat et de la puissance des bombardements d'artillerie, dont ils sont très mal protégés. Lors des attaques, les mitrailleuses font des ravages, ainsi que les gaz asphyxiants utilisés à partir de 1915. Si l'emploi des gaz représente un seuil technologique et psychologique très important, ceux-ci tuent nettement moins que l'artillerie, responsable des blessures épouvantables, des corps déchiquetés de soldats définitivement inconnus.
L'expérience de la guerre est très difficilement communicable à ceux qui ne l'ont pas vécue. Les hommes - affectueusement nommés « poilus », car ils ne peuvent plus se raser - vivent alternativement dans la boue et dans la poussière, parmi les rats, rongés par les poux. Ils sont soumis au bruit épouvantable des canons, aux odeurs de putréfaction, à la souffrance des blessures, sans compter l'expérience de la mort des camarades, la peur de la sienne toute proche ou du camp de prisonniers. Malgré certains progrès médicaux, les blessés - environ un tiers des mobilisés -, resteront invalides, physiquement ou psychologiquement. Les offensives, la puissance de l'artillerie, l'emploi des gaz, imposent une brutalité sans précédent. Des prisonniers civils ou militaires sont placés comme boucliers humains à portée des tirs de leurs concitoyens. Le grand nombre de soldats dont on n'a jamais retrouvé les corps témoigne de l'ampleur dramatique de cette guerre moderne.
Où les soldats ont-ils trouvé la force de tenir ? Dans un patriotisme inséparable d'une très forte hostilité, voire d'une haine à l'égard de l'adversaire, le « Boche ». On défend le sol de sa patrie, sa civilisation, sa famille. On tient malgré le cafard dans la fraternité du groupe avec lequel on se bat ; on vit, on meurt, avec un sens du devoir patriotique qui semble si exceptionnel aujourd'hui qu'on ne parvient plus à le comprendre.
Les loisirs tentent cependant de rappeler que l'on est de vrais êtres humains : journaux de tranchées, matches de football, cinéma, théâtre, création d'objets et, surtout, écriture de millions de lettres destinées à l'arrière, aux siens pour qui et avec qui on se bat. Loin du mythe entretenu après la guerre de la coupure entre le front et l'arrière, les correspondances permettent de saisir combien les « poilus » continuaient à vivre par procuration avec les leurs - les agriculteurs, en particulier, s'intéressant aux récoltes, les pères aux résultats scolaires de leurs enfants -, combien les familles suivaient dans l'angoisse le destin des parents blessés, prisonniers, tués... Les organisations humanitaires, tels le comité international de la Croix-Rouge ou les différentes Églises, essaient de venir en aide à toutes les détresses. Mais comment faire respecter un minimum d'humanité dans un monde décidé à « se suicider », selon la formule du pape Benoît XV ?
À l'arrière, les civils de l'« autre front »
Le front, c'est aussi tous ceux qui, à l'arrière, font face à l'épreuve : d'où l'expression anglaise de home front, qui traduit mieux la réalité que « l'arrière ». On parle aussi de « fronts invisibles », fronts du ravitaillement, des soins, de la douleur. Soldats et civils se ressemblent par les efforts consentis et les souffrances subies, par les drames vécus et les espoirs perdus. Ils sont liés par la culture de guerre : vivre en guerre, pour la guerre, parfois contre la guerre. Nul n'échappe au processus de « totalisation culturelle » du conflit, car il participe de l'immense lutte pour la civilisation des Français, celle de la victoire pour et par le droit. Le messianisme national, qui s'exprime à travers les héros d'une histoire de France qui va de Vercingétorix à Bara en passant par Jeanne d'Arc, offre alors des ressources inépuisables et connaît sans doute son chant du cygne.
Fournir le front, payer la guerre.
• Le gouvernement doit fournir le front en armes et ravitailler soldats et populations civiles. Pour la première fois, l'État dirige une partie de l'économie ; le socialiste Albert Thomas, ministre responsable de l'Armement, met en place une « économie organisée », appliquant une sorte de réformisme socialiste qui combine capitalisme privé, impulsion de l'État et prise en compte de la voix ouvrière par des comités de conciliation. Cette « Union sacrée » économique fonctionne plutôt bien jusqu'en 1917. Le dirigisme de l'État, qui contrôle un complexe militaro-industriel, découle des besoins extraordinaires en armes et munitions : dès 1915, 100 000 obus sont fabriqués chaque jour, ainsi que les canons, les mitrailleuses lourdes, les millions de kilomètres de fils de fer barbelé nécessaires, auxquels s'ajouteront bientôt les nouvelles armes, gaz, avions, chars d'assaut. Pour organiser cette production, il faut non seulement s'assurer des matières premières mais encore mobiliser la main-d'œuvre. Alors que la plupart des hommes en âge de travailler sont au front, il faut les remplacer à l'usine et aux champs, où les réquisitions de chevaux et le manque d'engrais rendent les travaux plus pénibles. Les femmes, auxquelles étaient dévolues les tâches secondaires, vont massivement remplacer les hommes, surtout dans les usines d'armement, où on les appelle les « munitionnettes ». Mais, comme les effectifs restent insuffisants, les enfants et les personnes âgées, les prisonniers, les travailleurs coloniaux et 500 000 ouvriers qualifiés rappelés du front vont directement participer à l'effort de guerre. Le coût de celle-ci a également transformé les finances nationales. L'État multiplie les emprunts à l'intérieur et à l'extérieur, en particulier aux États-Unis, et émet chaque année un « emprunt de la défense nationale ». Les émissions de papier-monnaie ne sont plus convertibles en or, l'établissement de ce « cours forcé » provoquant fatalement l'augmentation des prix et la dépréciation monétaire : c'est la naissance de l'inflation.
Plus la guerre s'éternise, plus les populations, surtout celles des villes, souffrent des réquisitions et des rationnements. Si les ouvriers ont bénéficié d'augmentations de salaires, celles-ci sont vite rognées par l'inflation. Hommes, femmes, enfants, travaillent jusqu'à 70 heures par semaine.