Gaulle (suite)
« Dix ans, c'est assez ! »
Au début de 1968, la « république gaullienne » (Pierre Viansson-Ponté) a 10 ans. Sa façade est grandiose ; ses accomplissements, imposants. Succédant en 1962 au juriste patriote Michel Debré au poste de Premier ministre, Georges Pompidou, ancien professeur de lettres devenu banquier, a donné une brillante impulsion à la modernisation industrielle et technique du pays. La conjoncture internationale aidant, la France connaît une croissance annuelle de 5 à 6 %.
Mais cette expansion ne laisse pas d'être inégalitaire. En 1963, déjà, une longue grève des mineurs du Nord a résonné comme un signal d'alarme. En 1967, aux élections législatives, après un premier tour favorable au pouvoir, l'opposition manque, à quelques sièges près, de s'assurer la majorité. Lui-même soucieux de justice sociale, et en quête d'une doctrine libérée tant du « cynisme » capitaliste que de la « brutalité » communiste, de Gaulle ne parvient pas à faire partager ses préoccupations à son Premier ministre ni à sa majorité. L'orage qui gronde va prendre la forme la plus inattendue : celle d'un gigantesque chahut d'étudiants, relayé par le monde ouvrier.
En mars 1968, à Nanterre, une fronde estudiantine contraint l'autorité à fermer l'université, provoquant un transfert de l'agitation sur Paris, où, dans les premiers jours de mai, la Sorbonne est l'enjeu d'une bataille qui se solde par de nombreux blessés du côté de la police, et par de nombreuses arrestations parmi les étudiants. La rive gauche de Paris s'enflamme, les rues se hérissent de barricades, alors que, tour à tour, le Premier ministre et le chef de l'État s'envolent pour de malencontreuses missions à l'étranger. Quand, rentrant de Roumanie, le Général exige le rétablissement de l'ordre, l'opération ne peut se dérouler sans dégâts.
Le pouvoir semble se désagréger, tandis que les manifestations (un million de marcheurs le 13 mai) se déploient au cri de « Dix ans, c'est assez ! » Et quand, le 24 mai, de Gaulle prononce l'une de ses allocutions télévisées qui, depuis de longues années, lui valent la faveur de l'opinion, il n'est pas entendu ; les troubles s'étendent même sur la rive droite de la Seine et un peu partout dans les villes universitaires. Le 28 mai, il confie son désarroi à ses intimes et à quelques visiteurs. Le 29, au matin, ne prévenant que sa famille, il s'envole en hélicoptère vers l'est : il compte s'entretenir, près de Strasbourg, avec le général Massu, commandant en chef en Allemagne, figure emblématique de l'ordre militaire. Les circonstances font qu'il ne peut le rencontrer qu'outre-Rhin, à Baden-Baden : il n'y reste que cent minutes - assez pour plonger le premier ministre Pompidou dans l'angoisse, l'opinion française dans l'incrédulité, le monde extérieur dans la stupéfaction. Est-il allé quérir un renfort militaire contre l'émeute ? Non. Il est allé respirer l'air des soldats, humer un parfum d'énergie et en revient revigoré.
Le soir même, il est à Colombey, et, le lendemain, il prononce une allocution radiodiffusée qui, ponctuée par une énorme manifestation de ses partisans sur les Champs-Élysées, retourne la situation. Son absence a donné le vertige à la France, sitôt appelés aux urnes, en juin, les électeurs accordent une majorité écrasante au parti qui se réclame du vieux chef.
La cérémonie des adieux
Mais qui a gagné les élections ? Pompidou, ou lui ? Pour réaffirmer sa légitimité personnelle, il lui faut organiser un référendum. Il en choisit mal le thème ou, plutôt, les thèmes : réforme du Sénat et régionalisation. Son autorité a été minée par les journées de mai et son étrange « escapade allemande », tandis que celle de Pompidou - privé, entre-temps, de ses fonctions de Premier ministre - s'est accrue. Vainqueur en juin, le parti de l'ordre a trouvé son homme, Georges Pompidou, et n'a plus que faire du vieux général (79 ans) recru de gloire et toujours imprévisible. Ne parle-t-il pas de participation des ouvriers à la gestion de l'entreprise ?
De Gaulle a prévenu les électeurs : bien que rien ne l'y oblige, et bien qu'il s'agisse de questions secondaires, il se retirera s'il est mis en minorité. Il obtient moins de 47 % des suffrages, et, le 27 avril 1969, se démet de ses fonctions par un communiqué de vingt mots, en faisant dire, par ailleurs, qu'il n'a « plus rien à voir avec ce qui se passe. » Il se retire alors à Colombey, où il écrit les Mémoires d'espoir, et reçoit quelques vieux fidèles, tel Malraux (qui, de l'entretien, tire la matière d'un livre, les Chênes qu'on abat). Après un séjour en Irlande, il visite l'Espagne, et projette un voyage en Chine.
Le 9 novembre 1970, quelques jours avant son quatre-vingtième anniversaire, il est foudroyé, chez lui, par une rupture de l'aorte abdominale. Son testament, rédigé près de vingt ans auparavant, exclut des funérailles nationales pour son enterrement, qui se déroule à Colombey-les-Deux-Églises, le 12 novembre, en présence de sa famille, de quelques intimes, de la population locale et des compagnons de la Libération ; une cérémonie parallèle, à Notre-Dame de Paris, regroupe quatre-vingts chefs d'État.
Les œuvres que laissent les hommes d'action sont éminemment périssables - conquêtes, victoires, alliances, traités, institutions même. Le nom de Charles de Gaulle, parce qu'il a été un « artiste de la politique » (Stanley Hoffmann), parce qu'il a prononcé des discours mémorables, rédigé de beaux Mémoires, et dialogué avec de grands écrivains, marquera plus longtemps peut-être la mémoire des hommes que ceux de plus formidables fondateurs d'empire.