Trente Glorieuses (les). (suite)
À l'inverse, les classes moyennes salariées s'affirment. Qu'elles vivent leur « âge d'or » (Serge Berstein) est un autre trait caractéristique de la période. Le nombre de « cadres moyens » et « cadres supérieurs » - terminologie développée au cours des années 1960 - passe de 8 à 18 % de la population active de 1954 à 1975. La progression de la catégorie « employés » suit une courbe analogue.
De meilleures conditions de travail
Les Français travaillent beaucoup durant les premières années de la reconstruction. Puis, peu à peu, l'étau se desserre. De 1900 à 1946, l'horaire annuel travaillé était passé de 3 000 à 2 500 heures (- 17 %). Le recul est plus net durant les Trente Glorieuses, avec 1 850 heures en 1975 (- 26 %). Cette évolution capitale - pour le temps qu'elle libère - se conjugue avec la fin de l'embauche des moins de 16 ans, du fait de l'allongement de l'obligation de scolarité (1959), et avec l'effacement progressif de la main-d'œuvre âgée, en raison notamment de l'allocation retraite.
En outre, la mécanisation et la transformation des profils d'emploi entraînant la régression des structures artisanales, les conditions de travail s'améliorent. Une amélioration à laquelle contribuent notamment la loi sur les conventions collectives (1950) et la création du SMIG (1950), puis du SMIC (1970). D'autres éléments concourent à modifier la représentation de l'univers du travail : extension des congés payés (3 semaines en 1956, 4 en 1969), accords interprofessionnels sur le congé formation, sur la mensualisation des salariés (1970), création de l'allocation chômage (1959), de l'Agence nationale pour l'emploi (ANPE, 1967).
On assiste donc au passage de témoin, dans le monde du travail, du critère de l'énergie humaine à celui de l'énergie technicienne et intellectuelle. Ce tournant est indissociable de l'accélération et du rôle grandissant de la communication (transports, télécommunications, informatique), de la transformation de nature des conditions et des contrats de travail. Ce gain qualitatif et l'évolution des qualifications résultant d'exigences accrues accompagnent et déterminent à la fois l'explosion et la spécialisation du système éducatif.
Une remarquable croissance de la scolarité
La croissance du nombre d'enfants scolarisés en maternelle et en primaire découle de la pression du baby-boom et de l'influence grandissante des usages culturels citadins. En revanche, l'expansion du secondaire et de l'Université, en partie subordonnée à la pression démographique, provient aussi de la politique d'accompagnement de l'État et d'une mutation profonde des mentalités à l'égard de l'enjeu scolaire et de la notion d'« ascension sociale », très en vogue durant cette époque dynamique et épargnée par le chômage.
L'enseignement secondaire explose et mue. Le certificat d'études n'est plus ce cap symbolique lié à la tradition des cursus courts ouvrant sur une intégration immédiate en apprentissage ou dans la vie active. Une qualification supérieure est requise pour répondre aux besoins de main-d'œuvre spécialisée. La pression du baby-boom, dès le milieu des années 1950, la prolongation de la scolarité obligatoire, la création des collèges d'enseignement secondaire (1963), affermissent cette révolution. Le nombre d'enfants scolarisés dans le second degré (public et privé) passe de 1 million en 1950-1951 à plus de 4 millions en 1975. Quand, en 1945, moins de 14 % d'une classe d'âge obtenait le baccalauréat, le taux approche les 25 % en 1975. Pour répondre à cette progression, le nombre d'enseignants ne cesse d'augmenter : + 43 % entre 1965-1966 et 1974-1975 (de 371 000 à 531 000). Enfin, la mixité se généralise, ce qui conforte la rupture avec les représentations anciennes de l'univers scolaire.
Quant à l'Université, elle compte quelque 130 000 étudiants en 1950, 200 000 en 1960, et plus de 600 000 en 1970. Habitué à accueillir les élites, l'enseignement supérieur doit s'ouvrir, bâtir les structures efficaces d'un nouveau « monstre éducatif » tenu de dispenser un enseignement général (filières universitaires classiques) ou spécialisé (BTS, IUT) à l'ensemble des titulaires du baccalauréat. En 1966, l'inauguration de l'université de Nanterre est l'une des grandes étapes de cette « conquête universitaire ». En 1968, l'impact des grèves étudiantes sur le pays témoigne de la force acquise par l'Université en l'espace de vingt ans.
Santé et habitat : vers un autre quotidien
La modernisation du système de santé et de l'habitat fait également ressortir la métamorphose de la société française et de son quotidien. Soutenue par la généralisation de l'assurance maladie, la croissance du secteur médical et paramédical est remarquable : les médecins sont au nombre de 29 000 en 1946 (7/1 000), 81 000 en 1975 (15/1 000). La population des médecins, dentistes et pharmaciens passe de 50 000 en 1946 à 138 500 en 1975. Le réseau hospitalier se modernise et s'étend : création des centres hospitaliers universitaires (CHU) en 1958, de la carte sanitaire en 1970. Cette évolution influence en profondeur les modes de vie, à travers la dédramatisation de la relation à la maladie, la banalisation de la médicalisation (les dépenses médicales doublent entre 1950 et 1970, passant de 4,4 % à 9,4 % de la consommation totale des ménages), le recul de peurs anciennes du fait de la chute de la mortalité infantile et des progrès remarquables de la vaccination.
Ce « mieux-être » quotidien dépend aussi étroitement d'une politique du logement dynamique et soucieuse d'hygiène. De 1935 à 1939, 70 000 logements étaient construits chaque année. Après-guerre, la courbe témoigne d'un spectaculaire essor : 200 000 en moyenne de 1945 à 1965 ; 350 000 de 1965 à 1968 ; plus de 440 000 ensuite. En 1975, au terme d'un renouvellement accéléré du parc de logements, plus de 45 % des appartements et maisons ont moins de vingt-cinq ans d'âge. Enfin, grâce aux progrès de l'épargne (épargne logement, 1965) et du crédit, et grâce à l'élévation générale du niveau de vie, le nombre de propriétaires est passé de 30 % à 47 %.