Dictionnaire de l'Histoire de France 2005Éd. 2005
C

Charlemagne. (suite)

Le roi franc n'hésite pas à lancer ses troupes dans des expéditions plus lointaines. D'abord en Italie, où l'appelle le pape Adrien, inquiet de la prise de Ravenne et des territoires les plus septentrionaux du patrimoine de saint Pierre par les Lombards. Après avoir longuement assiégé le roi Didier dans sa capitale de Pavie, Charles obtient sa capitulation et se pare du titre de roi des Lombards (774), créant un régime d'union personnelle entre les deux royautés, même si, à terme, il va envoyer en Italie un nombre toujours croissant de fonctionnaires francs et y déléguer comme roi son fils Pépin.

C'est également une sollicitation extérieure, venue de gouverneurs musulmans de l'Espagne du Nord soulevés contre l'émir omeyyade de Cordoue, qui conduit Charles à franchir les Pyrénées en 778. Mais il échoue finalement devant Saragosse et décide la retraite, qui donne lieu au massacre de son arrière-garde par les montagnards basques au passage de Roncevaux. Il faut attendre le début du IXe siècle pour que son fils Louis, roi délégué en Aquitaine, enlève Barcelone et parvienne à créer en Catalogne un comté franc, bientôt transformé en Marche d'Espagne.

Ainsi, dans les toutes premières années du IXe siècle, le pouvoir de Charles s'étend quasiment de l'Elbe à l'Èbre, du nord de la Neustrie aux portes de Rome, de la Marche de Bretagne (face à la quasi irréductible Armorique) au Tyrol. Le roi des Francs et des Lombards est alors le souverain le plus puissant d'Occident ; son autorité rayonne jusque sur les royautés chrétiennes qui demeurent hors de son contrôle (dans les îles Britanniques et dans le nord de l'Espagne) ; elle est même reconnue par le lointain calife de Bagdad, avec lequel il échange cadeaux et ambassades. Comment s'étonner, dès lors, qu'ait germé dans l'esprit des hommes les plus cultivés de son temps l'idée de restaurer un Empire d'Occident disparu depuis la déposition de l'empereur Romulus Augustule en 476, dans son palais de Ravenne ?

L'Empire

Éginhard, biographe de Charlemagne, nous en a laissé un portrait précis : ce colosse de haute taille (1,90 mètre), au corps bien proportionné, dégageait une forte impression d'autorité et de dignité, portait les cheveux courts et la moustache tombante (si du moins l'on se réfère à sa silhouette reproduite en série sur les monnaies), mais pas la barbe que lui attribuent la Chanson de Roland et la tradition iconographique occidentale. Élevé dans la langue germanique et ayant peu fréquenté les livres dans son enfance - il eut toute sa vie du mal à lire et à écrire -, il recherche, adulte, la compagnie de gens cultivés et se plaît à écouter leur lecture des ouvrages savants - en particulier la Cité de Dieu de saint Augustin -, qui le dotent d'un solide fonds de culture et imprègnent son idéologie politique et sociale. Lui qui a longtemps mené, comme ses prédécesseurs, une vie de semi-nomadisme (de palais en fisc, et de résidence rurale en monastère) décide, en 794, de fixer sa capitale à Aix, dans un site de la haute Ardenne cerné par des forêts giboyeuses, qui avait abrité une station thermale romaine. Il y fait construire un ensemble palatial doté d'une grande aula de réception et d'un vaste oratoire à plan centré (la Chapelle), dont les sources d'inspiration se trouvent en particulier à Constantinople, Rome et Ravenne, trois villes tellement marquées par la référence impériale qu'on peut se demander si le programme de restauration de l'Empire n'était pas déjà inscrit dans le projet architectural de 794.

Charles y fixe autour de lui, dans ce qu'il est convenu d'appeler l'Académie palatine, les plus beaux fleurons de la pensée chrétienne occidentale, qu'ils soient d'origine lombarde (tel Paul Warnefried, dit le Diacre), wisigothique (tel Théodulfe), irlandaise (tel Dicuil) ou anglo-saxonne (tel Alcuin, naguère écolâtre de la cathédrale d'York, devenu bientôt le conseiller le plus écouté). Ce sont ces hommes, parmi lesquels les Francs sont encore très minoritaires, qui ont inspiré le programme politique de Charles et ont sans doute, les premiers, envisagé la restauration impériale.

Des circonstances extérieures ont facilité la concrétisation de cette ambition. En effet, bien que l'Empire byzantin exprime en toute légitimité la continuité institutionnelle de l'ancien Empire romain d'Orient (devenu en 476 l'Empire romain tout court), il n'y a plus à proprement parler d'empereur à Byzance, depuis qu'en 797 l'impératrice mère Irène a fait déposer son fils Constantin VI et assure seule le gouvernement de l'Empire. En outre, il semble qu'à Rome aussi, en tout cas dans l'entourage du nouveau pape Léon III, on songe à la possibilité d'une rénovation impériale : ainsi, une mosaïque du palais du Latran montre Charles et Léon agenouillés au pied de saint Pierre dans une position strictement symétrique de celle représentant Constantin, le premier empereur chrétien, et son contemporain le pape Sylvestre agenouillés au pied du Christ. Or, en 799, Léon III, qui a été renversé par une révolution de palais fomentée par l'aristocratie romaine, vient à Paderborn implorer le secours de Charles, alors occupé à l'une de ses dernières campagnes saxonnes. C'est peut-être à cette occasion qu'est négociée entre les deux hommes la restauration de l'Empire : sacrer Charles empereur redonnerait à Léon prestige et autorité, en même temps que le titre impérial donnerait à Charles les moyens juridiques d'intervenir à Rome pour y restaurer l'autorité pontificale. La convergence de ces deux aspirations a sans doute conduit à ce double geste politique : à l'automne 800, Charles, venu en Italie avec son armée et une cohorte d'évêques, réunit d'abord un concile dans la basilique Saint-Pierre du mont Vatican pour réinstaller solennellement Léon III sur son siège le 23 décembre ; le jour de Noël, dans la même basilique (c'est-à-dire sur le tombeau de Pierre, garant de la volonté divine), Charles est couronné empereur par Léon, puis acclamé par l'assistance, suivant un rituel d'intronisation inspiré du rituel byzantin, mais inversé, puisque à Byzance l'acclamation aurait précédé le couronnement. Quoi qu'il en soit, les Orientaux s'indignent de ce qui n'est pour eux qu'une usurpation : il faut la menace d'une guerre en Dalmatie, aux confins de l'Italie carolingienne et de l'Empire byzantin, pour que le titre impérial de Charles soit reconnu en 812 par Michel Ier, deuxième successeur d'Irène.