Par-delà son évidence physique, la mort a une histoire profondément révélatrice des mutations idéologiques et culturelles de la société française.
Dès le XIVe siècle, elle acquiert une importance qui procède à la fois des grandes calamités et de sa dramatisation par le discours ecclésiastique. Cette importance - manifeste dans les œuvres artistiques et dans les rituels - culmine à l'âge baroque. Il faut attendre le XVIIIe siècle pour que s'amorce un tournant aux allures de révolution : le processus de laïcisation s'accompagne de l'idéal d'une mort paisible, un apaisement que renforce l'extrême discrétion de la mort depuis le milieu du XXe siècle. Notre fin de millénaire semble marquer le terme d'une évolution qui s'est étendue sur sept siècles, et a déplacé les préoccupations humaines de l'Au-delà vers la mort elle-même, puis vers les questions éthiques, médicales et sociales relatives à la période qui la précède.
Un phénomène historiographique
La mort n'entre véritablement dans le champ des études historiques qu'au cours des années 1970, grâce à la grande vague de l'histoire des mentalités, mais aussi du fait de la prise de conscience des changements profonds qui affectent notre société : la mort devient de plus en plus « cachée », comme l'attestent la disparition des funérailles solennelles - notamment des convois funèbres en ville - et la raréfaction des décès à domicile, au profit de ceux à l'hôpital ou à la maison de retraite. Un tel bouleversement des habitudes sociales et culturelles, touchant un domaine qui concerne évidemment chacun, n'a pu laisser insensibles des historiens qui s'étaient contentés jusqu'alors de quelques études très ponctuelles.
Un large public lit en 1977 l'ouvrage de Philippe Ariès, l'Homme devant la mort, qui marque une étape essentielle dans la « découverte » de la mort. Mais Ariès, qui étudie l'évolution des attitudes secrètes des hommes devant la mort, choisit d'ignorer les réalités matérielles - démographiques en particulier -, et n'établit pas de lien entre ces réalités et les aspects culturels. La plupart des historiens choisissent la voie, plus difficile - mais beaucoup plus féconde -, d'une histoire « totale » de la mort. La thèse de François Lebrun (les Hommes et la mort en Anjou aux XVIIE et XVIIIE siècles, 1971) a un écho considérable, point de départ d'une véritable mode historiographique, qui mène à la grande synthèse de Michel Vovelle, la Mort et l'Occident de 1300 à nos jours (1983). Dans les années 1970 et 1980, on redécouvre de grands textes du XIXe siècle, telle la Légende de la mort chez les Bretons armoricains, éditée cinq fois de 1893 à 1928 puis oubliée, une redécouverte qui montre l'intérêt pour les aspects ethnologiques et littéraires du sujet. Il est peu de domaines historiques où la progression des connaissances et de la réflexion ait été aussi fulgurante, au point de presque tarir les recherches depuis le milieu des années 1980.
Nous disposons donc aujourd'hui d'une histoire de la mort dans ses aspects multiformes, ainsi que d'une réflexion sur les liens, dialectiques, entre réalités matérielles et culturelles. Une grande attention est également portée aux évolutions de longue durée, et aux indicateurs de changement des attitudes devant la mort - testaments et cimetières, épitaphes et faire-part, art et littérature, rites et législation, jusqu'aux silences, souvent significatifs. Cette attention est celle des historiens, mais également des ethnologues, des anthropologues et de nombreux autres spécialistes.
Le calendrier de la mort
L'importance du regard historique sur la mort apparaît d'emblée dans la réalité quotidienne. L'impuissance de la médecine et de la chirurgie, jusqu'au XIXe siècle, entraîne, pour l'accident le plus banal, des conséquences souvent bien plus dramatiques que dans notre univers médicalisé. Les insuffisances techniques multiplient les risques : contrairement à ce que l'on imagine souvent, les accidents de la circulation, par exemple, causent beaucoup plus de décès à l'époque moderne (XVIe-XVIIIe siècle) que de nos jours.
La fragilité de l'homme est illustrée par le calendrier de la mort. La répartition des décès au cours de l'année est aujourd'hui sensiblement uniforme, parce que nous savons relativement bien nous prémunir contre les conséquences des aléas climatiques et les maladies saisonnières, mais cet acquis date seulement du XIXe siècle. Auparavant, la mort connaît des pointes très marquées en hiver - où elle frappe plus particulièrement les vieillards -, à la fin de l'été et au début de l'automne, au moment où la dégradation de la qualité de l'eau entraîne maladies digestives et, parfois, de terribles épidémies de dysenterie, sans parler des ravages du paludisme dans les régions humides.
Cet établissement d'un lien entre la mort et le contexte dans lequel elle survient, élémentaire à partir du moment où, dans les années 1960, l'exploitation des registres paroissiaux se banalise chez les historiens, ne pouvait que favoriser une réflexion beaucoup plus ample sur l'évolution des attitudes devant la mort.
Un seul souci : l'Au-delà
De manière à peu près certaine, on situe autour de 1300 le premier tournant important dans l'histoire des attitudes devant la mort. Cette dernière est alors perçue comme un passage certes difficile, mais surtout comme une simple étape vers l'essentiel : l'Au-delà. On ignore presque tout de la manière de vivre ce moment jusqu'au XIIIe siècle, mais on peut probablement faire remonter à cette époque les rites d'assistance, attestés un peu plus tard : le rassemblement des proches parents et des voisins lors d'une veillée d'accompagnement du mourant, les précautions prises pour faciliter la migration de son âme, témoignent d'un souci d'aide et de solidarité. Ainsi, vider les récipients de tout liquide pour éviter que l'âme ne s'y noie est une pratique difficilement datable, mais on en retrouve l'esprit pendant plusieurs siècles, jusqu'à la dissimulation des miroirs au XIXe siècle, pour que l'âme ne se perde pas dedans.