noblesse (suite)
Réinventions postrévolutionnaires
La noblesse ne tarde pas à être mal payée de l'ardeur réformatrice de sa frange libérale : peu après que le décret des 19-23 juin 1790 a prononcé sa mort civile, elle devient un groupe politiquement suspect, dont le divorce d'avec la nation s'aggrave au moment de la fuite du roi, avant d'être consommé sous l'effet des proscriptions révolutionnaires. Cela dit, les ci-devant nobles ne sont pas seuls à subir les persécutions de la Terreur et ne constituent que 17 % des contingents de l'émigration (un partage des rôles s'établit entre, d'un côté, de jeunes hommes impatients d'en découdre avec la République et, de l'autre, leurs parents et leurs épouses, auxquels incombe la périlleuse mission de sauvegarder le patrimoine familial). Partant, la noblesse sort de la décennie révolutionnaire inégalement meurtrie et spoliée. Si la remise en ordre napoléonienne lui permet globalement de recouvrer une large part de son assise patrimoniale et de prendre rang parmi les notables, il reste que les ralliements à l'Empire sont timides et, pour certains, ambigus. Or, Napoléon n'a que peu de sympathie pour l'égalitarisme révolutionnaire : la création de la noblesse d'Empire, en 1808, répond à son souci d'asseoir la pérennité de son régime sur une élite héréditaire devant au service de l'État sa fortune et son rang social.
Dès le retour de Louis XVIII, « l'ancienne noblesse reprend ses titres », tandis que « la nouvelle conserve les siens » et que le roi « fait des nobles à volonté ». La noblesse n'est plus qu'une dignité honorifique, qui ne vaut à son bénéficiaire « aucune exemption des charges et des devoirs de la société », selon les termes mêmes de l'article 71 de la Charte de 1814 ; mais elle reste auréolée d'un prestige que ne dément pas l'empressement avec lequel des bourgeois en mal de reconnaissance sociale en prennent les apparences. Au demeurant, pas plus les changements de régime que les bouleversements provoqués par la révolution industrielle n'altèrent la visibilité sociale du fait nobiliaire au long du XIXe siècle : face au défi d'une société juridiquement égalitaire, qui fait la part belle aux élites de l'argent et des talents, la noblesse se « réinvente » dans « l'apprentissage de la modernité », « la conscience du devoir d'utilité sociale » et la quête de « l'excellence » (Claude-Isabelle Brelot). En dépit du repli légitimiste de 1830, elle demeure solidement implantée dans certains corps de l'État, comme celui des receveurs généraux du Trésor public, réinvestit l'armée et la diplomatie, sous le Second Empire, part à la conquête du suffrage universel - avec, il est vrai, des bonheurs inégaux, selon les régions - et joue un rôle pionnier aussi bien dans le catholicisme social que dans le syndicalisme agricole ; convertie à la rigueur gestionnaire, elle ne borne nullement ses intérêts à l'amélioration de l'agriculture, mais prend une part active à l'essor du capitalisme, comme le montre sa forte présence dans l'actionnariat de la Banque de France. Mais c'est par sa maîtrise spécifique du temps et de l'espace qu'elle veille à affirmer sa singularité sociale, en réaction à « l'émergence d'une aristocratie française fusionnée », dont Paris est le creuset : jalouse d'un passé dont elle tire gloire et qu'elle revisite à son gré, elle ne se contente pas de sécréter une « historiographie d'ordre », mais marque de son empreinte les sociétés savantes ; par sa pratique de la résidence multiple entre ville, château, stations thermales et balnéaires, elle manifeste sa vocation à codifier les rites de la vie élégante et les normes du « bon ton ».
Quand bien même la « fin des terroirs » s'assortit de l'effondrement du socle historique de sa puissance sociale, la noblesse n'abdique pas tout rôle dirigeant au XXe siècle : en témoigne le grand nombre de cadres qu'elle fournit à la France libre et à la Résistance, aussi bien que sa surreprésentation actuelle dans les grands corps de l'État et le monde des affaires. Sa perpétuation sociale n'en paraît pas moins menacée par le spectre de l'étiolement démographique, puisqu'il ne se crée plus de nobles depuis 1871, et de sa dilution identitaire entre les différentes classes de la société contemporaine : répartis sur tout l'éventail des professions et des revenus, les nobles ne sont pas tous à même de cultiver un art de vivre fondé sur la mystique de la distinction et la prégnance du paraître. Partant, comme aux autres périodes de l'histoire, c'est du dynamisme des individus et de leur capacité d'adaptation à l'évolution de la société que dépendent la pérennité des lignées et leur maintien dans l'élite.