classicisme. (suite)
Règles
Le classicisme est conçu comme une esthétique des règles. Cette vérité est souvent surdéterminée par les modes de connaissance et de transmission des œuvres classiques dans la tradition scolaire et universitaire : le code esthétique, qui a su déplacer la frontière des règles, est devenu un code critique, qui se déploie prudemment en deçà de cette frontière. On peut éviter ce piège de méthode en interrogeant successivement les savants et les écrivains, puisque ceux-ci, très sensibles à la logique des règles, n'ont fait allégeance à Aristote que pour mieux revendiquer la « liberté du poète », voire la rébellion du créateur. Pour écarter tout risque de malentendu externe ou d'incohérence interne, l'analyse porte ici, pour l'essentiel, sur les textes littéraires, conçus comme modèles construits et reconnus de l'esprit classique. Pourquoi donc existe-t-il des règles, et que disent-elles ? Leur existence est à la fois le signe d'une rupture et d'une fidélité : rupture avec le XVIe siècle et, surtout, avec Ronsard, qui, pour reprendre l'expression de Boileau, « brouilla tout, fit un art à sa mode » (Art poétique, chant I) ; fidélité à l'orthodoxie aristotélicienne telle que l'avaient formalisée, vers 1550-1570, les commentateurs italiens de la Poétique (Vida, Scaliger, Castelvetro). La poésie a un but didactique, qu'elle atteint par l'imitation rationnelle de la nature. « La formation de la doctrine classique » (René Bray), dont les principes et les règles s'exprimeront dans les différents genres, et selon divers styles, repose ainsi sur une convergence d'intentions esthétiques et sociales, fondées elles-mêmes sur une peinture morale de la vérité conçue comme fin et comme moyen. Cette passion pour la vérité, dans l'imitation et dans la représentation, puis dans la compréhension et dans la conviction, explique le système des règles, et légitime la fidélité formelle à l'Antiquité. Le respect de la vraisemblance, l'attention portée aux bienséances, la mise en œuvre des trois unités (d'action, donc de temps, et de lieu), constituent des moyens au service d'une fin, à savoir l'adhésion des auteurs et des acteurs, des lecteurs et du public, à une vérité commune construite more geometrico, à la manière des géomètres. Les débats et les querelles à propos des règles expriment, en effet, même dans leurs excès théoriques, et à condition d'exclure Vadius et Trissotin, ridiculisés par Molière, un souci de rigueur scientifique absolue.
L'analyse du genre tragique depuis l'Antiquité montre cette volonté de perfection. Ainsi en est-il de la définition de la tragédie par Aristote : « La tragédie est l'imitation d'une action noble, conduite jusqu'à sa fin, et ayant une certaine étendue, en un langage relevé d'assaisonnements dont chaque espèce est utilisée séparément selon les parties de l'œuvre ; c'est une imitation faite par des personnages en action et non par le moyen d'une narration, et qui, par l'entremise de la pitié et de la crainte, accomplit la purgation des émotions de ce genre » (Poétique). Tel est le cadre théorique dont hérite la tragédie classique. La réponse de Racine est claire : « Une action simple, chargée de peu de matière, telle que doit être une action qui se passe en un seul jour, et qui, s'avançant par degrés vers sa fin, n'est soutenue que par les intérêts, les sentiments et les passions des personnages » (première préface de Britannicus, 1669). La préface de Bérénice (1670) précise que « toute l'invention consiste à faire quelque chose de rien » (théorie limite de la dramaturgie), et demande que « tout s'y ressente de cette tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la tragédie » (rappel que le théâtre est un divertissement). Selon Corneille, dont de nombreux textes théoriques (Préfaces, Examens, Discours) sont publiés, en 1660, au tournant du classicisme, la « dignité » de la tragédie « demande quelque grand intérêt d'État ou quelque passion plus noble et plus mâle que l'amour, telles que sont l'ambition ou la vengeance » (Discours de l'utilité et des parties du poème dramatique). En outre, l'unité d'action est, en fait, une « unité de péril » opposée au héros, lequel peut faire naître l'« admiration », cette première des six passions primitives dont Descartes avait montré l'irréductibilité (les Passions de l'âme, 1649). La théorie de la tragédie est devenue une théorie tragique : plus que dans tout autre genre, les enjeux sont décisifs. « Ce n'est point une nécessité qu'il y ait du sang et des morts dans une tragédie », écrit Racine, à juste titre, dans la préface de Bérénice. Mais comment s'opérerait la nécessaire purgation des passions si la terreur n'était pas plus meurtrière que la pitié est consolatrice ? L'imitation des passions a pour finalité l'élimination des passions : la tragédie classique n'est que la mise en scène de ce principe.
La comédie répond aux mêmes exigences, ainsi que le rappelle Molière dans le premier placet présenté au roi à propos du Tartuffe : « Le devoir de la comédie étant de corriger les hommes en les divertissant, j'ai cru que, dans l'emploi où je me trouve, je n'avais rien de mieux à faire que d'attaquer par des peintures ridicules les vices de mon siècle. » Les hypocrites, les faux dévots, les mauvais médecins, les bourgeois gentilshommes, les avares, les femmes savantes, les précieuses ridicules, les misanthropes, les coquettes..., personne ne sera à l'abri : l'universalité de l'ambition morale de la comédie interdit qu'il y ait des « privilégiés ». Il existe des privilèges fiscaux, sociaux, ecclésiastiques, militaires..., dans les trois ordres du royaume, mais il n'y en a aucun dans le théâtre de Molière. La fonction universelle de la comédie serait ainsi plus absolue que celle de la tragédie : « On veut bien être méchant mais on ne veut point être ridicule. » La correction des vices serait-elle plus totale que la purgation des passions ? Dans les deux cas, l'auteur aura rempli sa mission sociale et morale. Enfin, plus le genre apparaît comme mineur, plus cet aspect de l'œuvre est souligné. La Fontaine ne manque pas d'insister : « Comme par la définition du point, de la ligne, de la surface, et par d'autres principes très familiers, nous parvenons à des connaissances qui mesurent enfin le ciel et la terre, de même aussi par les raisonnements et conséquences qu'on peut tirer de ces Fables, on se forme le jugement et les mœurs, on se rend capable de grandes choses. »