Dreyfus (affaire). (suite)
Les forces en présence
Plusieurs historiens insistent désormais sur la complexité des engagements dans l'affaire Dreyfus, et mettent en évidence la multiplicité des mobiles comme les ralliements inattendus. Ainsi, l'antisémitisme, qui, certes, tient une place importante dans le discours antidreyfusard, est bien loin d'en constituer le seul ressort. L'attachement à la patrie et à la nation s'avère prééminent. On relève même des dreyfusards de premier plan qui partagent quelques préjugés antisémites, auxquels n'adhèrent pas tous les antidreyfusards... Enfin, il convient de rappeler que l'armée elle-même compte d'ardents dreyfusards, au-delà du seul cas de Picquart.
Néanmoins, l'importance des choix personnels, qui déjoue toute explication trop globale, ne doit pas masquer quelques tendances qui se dégagent nettement. L'extrême gauche socialiste s'affirme plutôt dreyfusarde, malgré les divisions entre ses dirigeants (Jules Guesde et ses partisans refusent de s'engager dans cette cause « bourgeoise » quand Jaurès devient une figure du « dreyfusisme », après avoir quelque peu hésité). En revanche, à quelques exceptions près (Yves Guyot, Henri de Kérohant, Raymond Poincaré, etc.), la droite conservatrice et modérée va dans le sens d'une opinion publique très majoritairement antidreyfusarde. Il en est de même pour la majeure partie de l'opinion catholique, représentée par les journaux le Pèlerin ou la Croix, et pour la plupart des radicaux, hantés par le spectre d'une défaite lors des élections législatives de mai 1898. Quant à la presse, elle suit, se cantonnant dans un conformisme antidreyfusard.
De même faut-il rappeler que, si l'affaire Dreyfus propulse les « intellectuels » sur le devant de la scène sociale et politique, notamment en sanctionnant une appellation qui commençait à avoir cours depuis le début des années 1890, elle contribue à opposer deux familles. Des historiens (Gabriel Monod ou Alphonse Aulard), des sociologues (Émile Durkheim ou Célestin Bouglé), des savants (Émile Duclaux, le directeur de l'Institut Pasteur, ou le chimiste Édouard Grimaux), mettent au service des droits de l'homme les valeurs de la science, dont ils sont les représentants. D'autres intellectuels, notamment ceux qui se réunissent au sein de la Ligue de la patrie française, créée en décembre 1898, dénoncent le coup que l'Affaire porte à l'armée et, donc, à la nation. Parmi ces derniers, on compte beaucoup d'écrivains reconnus (Maurice Barrès, François Coppée, Jules Lemaître, Ferdinand Brunetière), souvent membres de l'Académie française. Les avant-gardes, rassemblées en petits cénacles, comme les groupes de la Conque ou du Banquet, sont plutôt dreyfusardes. Plusieurs féministes, telle la journaliste Séverine, ont également rallié le camp des dreyfusards.
La révision
Depuis « J'accuse... ! », la France s'est enflammée. Plutôt antidreyfusarde, elle suscite une certaine indignation dans la presse étrangère, souvent gagnée à la cause de Dreyfus. Cependant, plusieurs événements rendent peu à peu la révision du procès de 1894 juridiquement inéluctable. Ainsi, le 13 août 1898, la falsification opérée par Henry est-elle découverte. Cavaignac, le ministre de la Guerre, la couvre quelques jours, mais, le 30 août, il est dans l'obligation d'interroger Henry. Celui-ci avoue tout, précisant avoir agi « dans l'intérêt de son pays ». Son suicide, le lendemain, fait avancer la cause de la révision. Il faudra pourtant attendre le 27 septembre pour que la Cour de cassation soit enfin officiellement saisie.
Les antidreyfusards ne désarment pas pour autant, et s'engagent dans des campagnes très violentes, animées, notamment, par Paul Déroulède, poète et publiciste nationaliste, dirigeant de la Ligue des patriotes. Le 8 décembre, le journal antisémite la Libre Parole lance une souscription pour venir en aide à la veuve du colonel Henry, et pour édifier un monument à la mémoire de l'officier. Les commentaires qui accompagnent les dons font du « monument Henry » une illustration éclatante de l'esprit antidreyfusard. Cette campagne de grande ampleur débouche sur un succès : le 10 février 1899, les députés nationalistes votent, avec l'appoint d'une partie des radicaux et les modérés, le dessaisissement de la chambre criminelle de la Cour de cassation. La révision semble reportée une nouvelle fois.
Les incohérences du gouvernement, les menaces que les nationalistes font peser sur les institutions républicaines (le 23 février, lors des obsèques du président de la République Félix Faure, qui s'était toujours montré opposé à la révision, Paul Déroulède tente, vainement, de déclencher un coup d'État), la résistance opiniâtre des juges de la chambre criminelle, conduisent à une victoire décisive des dreyfusards. Le 3 juin, la Cour de cassation rend enfin un arrêt de révision. L'accession du libéral Waldeck-Rousseau à la présidence du Conseil, le 22 juin, permet à la justice de suivre normalement son cours, grâce à une politique de « défense républicaine » qui contrecarre l'agitation nationaliste.
Le 30 juin, Dreyfus rentre en France, afin d'être jugé devant un nouveau conseil de guerre réuni à Rennes. Le 7 août, le procès s'ouvre dans une ville envahie par les journalistes de la presse internationale, les témoins, les militants, les hommes politiques. Les dreyfusards ont mal préparé le procès. Les divisions s'affichent ouvertement entre les temporisateurs, qui n'aspirent qu'à la reconnaissance de l'innocence du capitaine, et ceux, plus radicaux, qui souhaitent faire de l'Affaire un moment d'approfondissement des valeurs républicaines. Les deux avocats de Dreyfus, Labori et Demange, s'affrontent même en pleine audience. Le verdict tombe le 9 septembre : Dreyfus est de nouveau reconnu coupable, mais avec des circonstances atténuantes. Il est condamné à dix ans de prison et à une nouvelle dégradation, à la plus grande indignation de la presse étrangère. Les nationalistes exultent. Les partisans du capitaine engagent alors le combat en faveur du pardon. Joseph Reinach, dreyfusard de la première heure, et premier historien de l'Affaire (Histoire de l'affaire Dreyfus), demande à Waldeck-Rousseau d'obtenir la grâce présidentielle. Après des tergiversations, le nouveau président de la République, Émile Loubet, accorde sa grâce à Dreyfus, le 19 septembre.