paysannerie (suite)
Mais il s'agissait aussi de terres vendues par les paysans endettés. On retrouve alors une forme classique de l'expropriation paysanne : accablés par leurs créanciers, des paysans censitaires leur vendaient leur « tenue », qu'ils récupéraient ensuite sous forme de domaine congéable. Comme pour le bail à rente foncière ou pour le bail à cheptel, le débiteur s'acquittait de sa dette en abandonnant tout ou partie de sa propriété à un créancier, qui lui en rétrocédait l'usage moyennant le versement d'une rente. L'endettement paysan fut ainsi à la source d'un amoindrissement de l'attache foncière.
Le bail à domaine congéable était très répandu en basse Bretagne, où il était régi par diverses coutumes ou « usances » (Vannes, Auray, Rohan). Il stimulait l'esprit d'entreprise des paysans puisqu'en améliorant le fonds par la construction de granges, de talus, de murets, de fossés, par l'extension des cultures, les domaniers parvenaient à se constituer un patrimoine dont la valeur dépassait celle du simple foncier. Une étude sur la région de Vannes a ainsi montré qu'au XVIIe siècle, dans l'estimation des « tenues », la valeur des « édifices » s'était fortement élevée. Il en résultait une conséquence pratique : la quasi-impossibilité pour les fonciers d'expulser leurs domaniers, puisque les remboursements à effectuer en arrivaient à dépasser la simple valeur de la terre, si bien que les congédiements constituaient un événement rare.
Au-delà des différentes manières de tenir la terre - en propriété ou en location -, l'essentiel était de disposer d'une exploitation agricole, c'est-à-dire d'un droit d'usage sur le sol susceptible de faire vivre un ménage, de permettre sa reproduction économique et biologique et, si possible, son ascension sociale.
« Petits » et « gros » paysans
L'exploitation partielle n'offrait qu'un simple complément de revenus pour un artisan rural, un petit marchand ou un journalier : elle entrait dans le cadre d'une pluriactivité largement répandue. La petite exploitation, dépourvue d'attelage et fondée sur le travail à bras, de dimensions parfois très modestes (2 ou 3 hectares, et souvent moins de 1 hectare), n'accordait pas l'indépendance économique, en dehors des cultures spécialisées telles que la vigne. L'exploitation familiale, aux dimensions variables (en général moins de 10 hectares, mais parfois de 10 à 20 hectares), formait une catégorie souvent intermédiaire et rassemblait la plupart des laboureurs. Elle recourait peu au travail salarié et utilisait un capital modeste (mais qui pouvait comprendre du cheptel de trait), ainsi la « borderie » (Ouest et Centre), la « closerie » (Anjou), la « locature » (Berry), ou encore la « manœuvrerie » (Puisaye). Certaines formaient de petites exploitations indépendantes mais la plupart n'étaient que des dépendances des métairies, qui leur fournissaient la force de traction nécessaire. En pays de montagne, les domaines familiaux, exploités en faire-valoir direct, étaient préservés des démembrements par une transmission inégalitaire (Gévaudan, Béarn, Capcir). Dans les régions septentrionales, à coutumes égalitaires, il arrivait que le chef d'exploitation ne disposât pas d'une charrue complète : il s'associait alors avec un voisin pour disposer d'un attelage, comme les « haricotiers » du Beauvaisis, les laboureurs à « chuchon » de Picardie, les « accoupleurs » du Clermontois, les « soitons » du Pays d'Yvelines, les « saussons » de Bourgogne, les « consors » de Bretagne, les « demi-laboureurs » de Champagne.
La grande exploitation supposait toujours, dans les régions céréalières, la culture attelée, le seuil d'utilisation de la charrue se situant entre 20 et 30 hectares dans la plupart des cas. C'est pourquoi, depuis les listes de corvéables de la fin du Moyen Âge, la distinction entre laboureurs pourvus d'attelages complets et laboureurs à demi-attelage ou laboureurs à bras a été déterminante dans la paysannerie. En outre, ces grandes exploitations se caractérisaient par une forte insertion dans l'économie marchande et par l'emploi d'un personnel salarié d'ouvriers permanents engagés pour six mois ou un an (vachers, bouviers, charretiers, bergers, servantes, etc.), de saisonniers (moissonneurs, batteurs) et de travailleurs occasionnels (fossoyeurs, sarcleuses, etc.). Organisées autour d'un domaine rural loué souvent à un grand propriétaire non-résident, réunissant tout autour des locations complémentaires (marchés de terre), elles mobilisaient un capital important et diversifié (jusqu'à plusieurs dizaines de milliers de livres pour les fermes du Bassin parisien au XVIIIe siècle), dans lequel les animaux de trait tenaient la première place. Pouvaient être considérés comme appartenant à cette catégorie la métairie de l'Ouest et du Centre (une quarantaine d'hectares), la cense du Nord, la ferme céréalière du Bassin parisien, mais aussi le domaine du bas Languedoc, de Lorraine, de Bourgogne.
La grande exploitation profita du mouvement de concentration des baux - un mouvement qui s'effectua aux dépens des catégories inférieures à la fin du XVIIe siècle et tout au long du XVIIIe. La taille moyenne de la grande exploitation passa ainsi de 50/60 hectares vers 1550-1600 à 150 hectares vers 1750 en Île-de-France. En pays d'élevage, elle se caractérisait par la maîtrise de vastes pâturages, par le rassemblement saisonnier d'un important cheptel d'embouche et par l'engagement de domestiques : ainsi en allait-il des montagnards savoyards qui louaient chaque été au moins un alpage.
Dans les régions du Centre, l'exploitation des grands domaines était assurée par des communautés familiales de « parsonniers » ou de « masoyers » (Bourbonnais, Nivernais, Auvergne, etc.) qui étaient seules à même de rassembler, sur les terres froides, le travail et les capitaux nécessaires. Là, la famille vivait en circuit fermé : les parsonniers fournissaient les artisans nécessaires à l'exploitation ; les mariages s'effectuaient dans les cousinages pour éviter toute réduction de patrimoine ; le maître gérait les finances communes, représentait la communauté à l'extérieur et assurait à l'intérieur l'ordre public. La survie de ces communautés patriarcales était alors possible grâce à la préservation d'un secteur privé : si l'exploitation du domaine était collective, chacun y avait sa part de propriété et disposait, à son profit personnel, d'un espace domestique (une chambre), de quelques meubles, d'un peu de bétail et d'un lopin de terre.