Dictionnaire de l'Histoire de France 2005Éd. 2005
H

Hugo (suite)

De là, les contradictions de l'action - Hugo écrit l'Hymne aux morts de juillet (1831), commandé par le pouvoir, mais traîne ce dernier en justice pour l'interdiction du Roi s'amuse (1832) - et de l'œuvre : des Feuilles d'automne (1831) aux Rayons et les ombres (1840), la poésie déserte, tandis que le drame milite ; et, dans la prose (Notre-Dame de Paris, 1831 ; le Rhin, 1842), l'ironie dément l'énoncé.

Vers 1840, en même temps que beaucoup d'autres se taisent, Hugo renonce, et cède à la récupération de l'intelligentsia entreprise par le duc d'Orléans : promotion dans la Légion d'honneur, invitations au « château » puis dans l'intimité du roi, soutien à sa candidature académique, nomination à la Chambre des pairs. Peu après, un constat de flagrant délit d'adultère couronne cette déchéance. Hugo semble un homme « fini ».

12 décembre 1851.

• Victor Hugo arrive en gare de Bruxelles, son exil commence. Fidèle et homme d'ordre, il avait résisté d'abord à la révolution de février 1848, proclamant en vain, dans la rue, la régence de la duchesse d'Orléans, et refusant la Mairie de son arrondissement et le ministère de l'Instruction publique offerts par Lamartine, chef du Gouvernement provisoire. La République lui est indifférente : il demandait depuis longtemps « la substitution des questions sociales aux questions politiques » - entendons constitutionnelles. Une fois la République acceptée par la nation, il s'y rallie avec loyauté. Et, déjà, avec courage, lors des événements de juin 1848, à peine élu, il est l'un des soixante députés que l'Assemblée envoie sommer les insurgés de quitter les barricades. A-t-il conscience de l'importance décisive de cette première grande guerre des classes ? Peut-être pas, mais un chapitre des Misérables dira l'anxiété de combattre cette « révolte du peuple contre lui-même », et il s'efforce ensuite, contre son camp, d'atténuer la répression. Le même souci le conduit à soutenir la candidature de Louis Napoléon Bonaparte, porteur d'idées sociales et peut-être capable de ressouder la société. La majorité ne s'est pas encore livrée au prince-président ; tétanisée par les progrès du « socialisme » jusque dans les campagnes, elle emploie la souveraineté nationale à détruire la liberté par peur du peuple ; Hugo s'en désolidarise au fil des mois. Ainsi adhère-t-il à la République à mesure que la trahison de ses soi-disant partisans la vide de sa réalité et montre en elle, a contrario, la forme nécessaire de la démocratie, de l'émancipation du peuple et du progrès. L'affaire du soutien militaire au pape noue l'alliance du président et de la majorité : Hugo rompt avec les deux, et ses discours - « Sur le suffrage universel », « Sur la loi Falloux »... - en font le porte-parole de l'opposition démocrate-socialiste. Lorsque le prince-président veut changer la Constitution pour garder le pouvoir, Hugo scelle d'un mot leurs deux destins : « Quoi ! parce que nous avons eu Napoléon le Grand, il faut que nous ayons Napoléon le Petit ! »

Le coup d'État achève juin 48 sans résistance : les possédants croient avoir tout à y gagner, les ouvriers n'ont plus rien à perdre. Échappant à une arrestation qu'on aurait peut-être volontiers assortie de « bavure policière », Hugo tente sans succès, avec une poignée de députés et de militants, d'appeler aux barricades. Il est proscrit par décret le 11 janvier 1852.

1852-1870.

• Paradoxalement, l'exil fut pour Hugo le moyen de la plus grande puissance. Jusqu'alors personnage dans l'Histoire, il y devient personnage historique. Car l'exil n'est pas seulement la bonne position pour le poète, dont il authentifie la parole et amplifie la voix, venue comme de l'au-delà, mais aussi un lieu politique pertinent après juin 48. Exclu de la société, l'écrivain exilé la représente tout entière réunifiée en lui, champion et adversaire de la classe dominante - qu'il défend contre elle-même - en même temps que du peuple, dont il partage les souffrances. Chassé d'un État illégitime, injuste et violent, son œuvre maintient dans les consciences la liberté, l'égalité et la fraternité perdues, et anticipe leur retour. Napoléon le Petit (1852), les Châtiments (1853), les Contemplations (1856), la Légende des siècles (1859-1883), les Misérables (1862), William Shakespeare (1864), les Travailleurs de la mer (1866), l'Homme qui rit (1868), eurent à tenir cette position inouïe qui consiste à faire prévaloir la littérature contre le réel, et n'y réussirent pas trop mal. Pendant vingt ans, pour beaucoup de Français, puis rétrospectivement pour tous, un rocher des îles Anglo-Normandes fut le siège même de la France et de la République - plus tard, en d'autres circonstances et avec d'autres moyens, un général refit cette expérience.

1870.

• Le retour du prophète justifié par l'Histoire est un triomphe. Paris assiégé lit, récite et chante les Châtiments ; on donne son nom à un boulevard ; il achète un képi et visite les forts : « Je suis une chose publique », écrit-il - en latin res publica. L'armistice, hâtivement conclu devant la radicalisation de Paris et dans la peur d'une révolution sociale, déchire vite cette fausse unanimité républicaine et patriotique ; provocateurs, le Gouvernement provisoire et l'Assemblée font rejouer juin 48 à la Commune. Hugo connaissait la suite et préserve son nom et son action pour les chances de la République. Il démissionne de l'Assemblée, où il est conspué, refuse son appui à la Commune, mais s'abstient aussi de la condamnation à laquelle tous ses confrères - jusqu'à Flaubert et Sand - consacrent leurs talents injurieux, offre aux communards en fuite l'asile de sa maison à Bruxelles - où il est physiquement agressé, avant d'en être expulsé -, est battu aux élections de 1872 à Paris, où le peuple, ou plutôt ce qu'il en reste, s'abstient devant la violence de la répression. Aux interventions individuelles succède sa longue campagne en faveur de l'amnistie des communards : élu au Sénat en 1876, tous ses discours la demandent ; les œuvres y participent : l'Année terrible (1872), Quatrevingt-treize (1874), l'Art d'être grand-père (1877) - si bien dénaturé, plus tard, par l'école et par la critique. La compassion l'inspire, mais surtout le souci, partagé par Gambetta ou Clemenceau, d'éviter que le prolétariat, désespérant de la République, ne s'expose derechef au despotisme. Hugo avait acquis à travers l'histoire du siècle la conviction que, révolution permanente mais désormais pacifique, la République démocratique - universelle, dans l'avenir - est la forme définitive de l'humanité en même temps que l'unique moyen d'y accéder.