Trente Glorieuses (les). (suite)
La période 1958-1975 est le temps d'une mutation majeure. Devenue une grande puissance industrielle (deuxième taux de croissance du PIB sur la période 1960-1973, après le Japon et devant la République fédérale d'Allemagne), la France a su croquer les fruits de l'expansion mondiale. Le bond de la branche automobile, dont la croissance est de 10 % l'an de 1965 à 1973 (autant qu'au Japon), en est le symbole.
À partir de 1974, cependant, l'économie française, à l'instar de l'ensemble du monde capitaliste et industrialisé, entre dans la crise. Tout d'abord, la France résiste mieux que d'autres pays aux chocs pétroliers. Mais, en 1975, la production industrielle marque le pas. C'est le premier recul depuis 1945. La surchauffe inflationniste, permanente depuis 1968, et la dégradation d'autres indicateurs (fléchissement du commerce extérieur et développement du chômage) assombrissent la conjoncture. Emblème de la « crise », le nombre de chômeurs passe la barre du million en 1975 (4,1 %), alors qu'il se maintenait entre 0,4 à 0,7 million depuis 1946 (2 à 3 %).
Une profonde mutation démographique
Parallèlement à l'expansion économique, les Trente Glorieuses sont marquées par une mutation du profil démographique du pays. De 1946 à 1975, la population croît rapidement : de 40,3 à 52,6 millions. Cet essor s'explique d'abord par l'accroissement naturel dû au baby-boom : pour 630 000 naissances en 1936, on en compte plus de 800 000 par an, environ, de 1946 à 1958, avant que le mouvement s'estompe peu à peu à partir de 1964. La hausse de la natalité a été encouragée par la création des allocations prénatales (1946), l'accroissement des prestations sociales, et surtout par le recul de la mortalité infantile (70/1 000 dans l'après-guerre, 14/1 000 en 1975). La société française rajeunit alors globalement (33 % de moins de 20 ans en 1974 ; à peine 28 % en 1946), tandis que la population du troisième âge croît également et vit mieux grâce à la généralisation du système des retraites (assurance vieillesse en 1947, Fonds national de solidarité en 1956), aux perfectionnements de l'encadrement médical et paramédical. Les plus de 80 ans sont 536 000 en 1946 (1,3 % de la population) pour 1 467 000 en 1975 (2,7 %). La durée de vie moyenne augmente : de 61,9 ans à 69,1 pour les hommes, de 67,4 à 77 pour les femmes. Enfin, l'essor démographique est affermi par l'apport de la population immigrée, qui double au cours de la période, pour atteindre 3,4 millions de personnes.
Ville et campagne
Autre trait des Trente Glorieuses : l'exode rural modifie le visage de la France des champs, tandis que triomphe une urbanisation conquérante. Le monde rural se transforme à mesure qu'il se vide, se modernise, se mécanise. Les exploitations s'agrandissent, le nombre de salariés agricoles et d'exploitants s'effondre. Progrès d'un côté, déperdition de l'autre. Les conditions de vie des campagnes changent avec l'arrivée de l'eau courante, de l'électricité, l'habitude des achats en ville. Mais, comme le souligne Jean-François Eck, une « partie de la société paysanne ne peut faire face au progrès », il y a des « oubliés de la modernité ». Une brèche s'ouvre entre générations. La métamorphose des structures et des mentalités rurales entraîne une profonde rupture avec l'identité française d'avant-guerre. Ce n'est pas pour autant la « fin des paysans », expression diffusée - longtemps acceptée - par l'ouvrage homonyme d'Henri Mendras (1967). Mais, sans que les campagnes deviennent un désert, les villes et leurs couronnes industrielles attirent la main-d'œuvre rurale, tant par leur capacité d'aspiration économique que par l'attraction de la modernité citadine.
De 1946 à 1962, la population urbaine passe en effet de 46,3 % à 50,8 % de la population totale. Entre 1968 et 1975, la progression est plus spectaculaire encore : de 52 % à 72,9 %, avec des exemples extrêmes comme celui de Montpellier, où le nombre d'habitants croît de 65 %. Le glissement du primaire au tertiaire joue ici un rôle clé : la société rompt avec la dominante rurale et la relative stagnation démographique de la première moitié du XXe siècle. La politique du logement entraîne l'extension et la densification du réseau urbain grâce au lancement des constructions en préfabriqué (1945), des HLM (1950), des grands ensembles (le chantier de la Cité des 4 000, à la Courneuve, s'ouvre en 1956), du programme des zones à urbaniser en priorité (ZUP, 1958), des « villes nouvelles » (projet lancé en 1965). En trente ans, la France est devenue un grand pays industriel à dominante urbaine.
Une nouvelle structure de l'emploi
Conséquence majeure de la métamorphose industrialo-économique et de la passation des pouvoirs entre campagnes et villes, la structure socioprofessionnelle de la population active est modifiée. De 1946 à 1962, puis 1975, le secteur primaire chute de 36 % à 19,9 % des actifs, puis à 10,1 %. Le secondaire croît, puis se stabilise : de 32 % à 38 %, puis à 38,5 %. Enfin, de 32 %, le tertiaire passe à 42,1 %, puis à 51,4 %.
Alors que l'agriculture perd près de 32 % de salariés de 1968 à 1975 et que les industries traditionnelles enregistrent des reculs considérables (- 44,7 % dans l'activité minière combustible), les secteurs liés à la restructuration et à la modernisation industrielle créent de nouveaux besoins. Ils avantagent les nouvelles classes salariées. Ainsi, une partie de l'exode rural vient alimenter l'industrie, qui gagne 1,4 million de salariés. Les tendances antérieures s'accentuent, comme en témoignent les taux de croissance de l'emploi dans la période 1968-1975 : 20,5 %, dans l'administration, l'enseignement, la banque, les assurances, 21 % dans les industries mécaniques, 22,2 % dans les services, 37,5 % dans l'automobile, 42,5 % dans l'industrie électronique.
Face à cette mutation, les difficultés et le vieillissement économique de l'artisanat et du petit commerce illustrent la métamorphose et le changement d'échelle de la vie économique, des modes (et modèles) de consommation, de l'éventail des profils professionnels. En contrepoint de la crise naissante du commerce de proximité, l'inauguration des premiers supermarchés à la fin des années 1950 et du premier hypermarché Carrefour en 1963 marquent la naissance de la « grande distribution ». Cette modification de la structure socio-économique française ne va pas sans soubresauts. La rupture avec les cadres économiques d'avant-guerre suscite, notamment, la fronde des petits commerçants et artisans poujadistes (1953-1956), puis la réaction corporatiste du CID-UNATI au début des années 1970. L'expansion a ses laissés-pour-compte, dont certains se font les avocats, comme l'abbé Pierre lors de la campagne de l'hiver 1954, qui aboutit à la création d'Emmaüs.