Dictionnaire de l'Histoire de France 2005Éd. 2005
S

Saint-Denis (abbaye),

basilique paléochrétienne au Ve siècle, abbatiale au XIIe siècle, nécropole royale jusqu'à la Révolution et, depuis 1966, cathédrale en Île-de-France.

De la basilique de sainte Geneviève à l'« église de Dagobert ».

• Un siècle de fouilles et l'étude des textes ou légendes hagiographiques ont permis d'éclairer l'histoire d'un édifice qui garde, malgré tout, ses zones d'ombre et de mystère. Les fondations qui subsistent à l'aplomb du maître-autel actuel sont celles d'une basilique du Ve siècle, construite à la manière des basilicae romaines édifiées sur les nécropoles à l'extérieur de la ville. Or, très tôt, la tradition populaire situe en ce lieu-dit « Catulliacus » la basilique que sainte Geneviève fit élever en 475 à la mémoire du martyr saint Denis, premier évêque de Paris. Vers ce haut lieu de pèlerinage, les fidèles affluaient toujours plus nombreux, avec le désir d'être enterrés ad sanctos. La mise au jour du riche sarcophage d'Arégonde, une des femmes de Clotaire Ier (511/561), atteste l'intérêt que les souverains mérovingiens portaient à la basilique. Dagobert (629/639) se montra si généreux qu'il en reçut le titre mythique de « fondateur », titre dû également au fait qu'il renonça à être inhumé, selon la tradition, à Saint-Vincent-de-Croix (aujourd'hui Saint-Germain-des-Prés), pour élire la basilique comme dernière demeure.

Établissement d'une coutume.

• Depuis la réforme monastique de la reine Bathilde, épouse de Clovis II, Saint-Denis était le siège d'une importante communauté de moines. En 741, l'abbé Fulrad scelle le destin de son abbaye en recevant la dépouille mortelle de Charles Martel. Treize ans plus tard, au nom du pape Étienne II, il accorde l'onction royale à Pépin le Bref puis à ses deux fils, Carloman et le futur Charlemagne. Cette initiative a valeur fondatrice car elle légitime la dynastie carolingienne et sanctionne l'alliance de la papauté avec la monarchie franque. Saint-Denis est alors l'objet des faveurs royales et Fulrad rêve d'un véritable Saint-Pierre érigé au nord des Alpes, d'où la fondation more romano (« à l'image de Rome ») d'une crypte-martyrium destinée à faciliter la circulation des pèlerins, ainsi que l'édification, en 775, d'un somptueux monument dédié au saint patron. Mais c'est à l'abbé Hilduin (814/841), chapelain de Louis le Pieux puis chancelier de Charles le Chauve, que revient l'extension considérable du sanctuaire, en lien avec l'architecture et la liturgie romaine que les Carolingiens cherchaient à établir en Gaule. L'abbaye est alors si étroitement liée à la monarchie carolingienne que Charlemagne fait le vœu d'y être inhumé à côté de ses deux ancêtres. Le royaume s'est cependant trop étendu vers l'Est pour que ses proches puissent respecter son désir. Il faut attendre Charles le Chauve pour que l'abbaye retrouve son rôle et sa splendeur.

Puis vient l'intermède robertien : le baron Eudes, comte de Paris, élu roi des Francs en 888 après avoir tenu tête aux Normands, s'institue abbé laïc de Saint-Denis. À ce titre, il s'y fait inhumer, ainsi que son neveu Hugues le Grand (mort en 956). Lorsque Hugues III, dit Capet, accède au trône en 987, la tradition est établie. De ce jour, et jusqu'au XVIIIe siècle, tous les rois de France seront inhumés dans ce panthéon royal, garant de la continuité de la dynastie capétienne, à l'exception de Philippe Ier, Louis VII et Louis XI.

L'abbaye de Suger : architecture et mystique.

• Lorsqu'en 1122 Suger est élu abbé de Saint-Denis, l'édifice carolingien paraît trop exigu et incommode. L'abbé décide donc de le faire reconstruire. Ses motivations sont indéniablement politiques : l'abbaye a désormais partie liée avec la monarchie capétienne - Suger lui-même sera conseiller des rois Louis VI et Louis VII, puis nommé régent du royaume au cours de la seconde croisade. Mais l'initiative n'en garde pas moins une dimension essentiellement religieuse : pour le moine, élevé au sein de l'abbaye depuis sa jeunesse, Saint-Denis est d'abord une « maison de prière ». Dans une série de textes (De consecratione, De administratione, De constructione), Suger rend compte de son entreprise : il s'agit de permettre à l'esprit, par les beautés matérielles, de saisir les choses immatérielles (« De materialibus ad immaterialia excitans »). « Reflet des clartés célestes » dans la transparence de la lumière, « ascension de l'âme » suscitée par la légèreté de l'architecture, « confession du divin » par la richesse des matériaux, tout concourt à cette démarche anagogique déjà exposée par les Pères de l'Église, mais reprise avec une telle maîtrise par Suger qu'il sera considéré comme l'initiateur du gothique.

Conscient du culte attaché à la basilique vieille de trois siècles, Suger entend faire en sorte que la reconstruction ne soit pas synonyme de destruction. Aussi commence-t-il par agrandir l'édifice à l'ouest, en le prolongeant par un massif antérieur. Consacré le 9 juin 1140, le jour de l'ouverture de la foire du Lendit, ce dernier inaugure le type des façades gothiques élevées selon un rythme ternaire, en hommage à la Trinité. Mais la nouveauté radicale tient surtout aux vingt grandes statues, appelées commodément mais improprement « statues-colonnes ». En reprenant à son compte, au porche d'une abbaye royale, la réflexion ancienne du rapport typologique des deux Testaments, Suger lui confère une dimension inédite : rois et reines, prêtres et patriarches, sont investis des relations subtiles qu'entretiennent les deux pouvoirs, royal et sacerdotal, dans l'abbaye en particulier et dans l'Église de France en général.

Le second chantier est celui du chevet, à l'est. Tout en prenant soin de ne rien détruire, ni la « confession » (crypte où se trouve le tombeau) ni la chapelle d'Hilduin, Suger introduit, par une conception architecturale nouvelle, l'idée du sanctuaire-écrin. Imprégné des écrits du Pseudo-Denys, qu'il confond avec le saint patron de l'abbaye, il a élaboré une mystique de la lumière. Les retombées de la grandiose consécration du 11 juin 1144 prouvent que le succès de l'art gothique doit infiniment à la mystique esthétique qui l'a suscité. L'éblouissante lumière, aux nuances diaprées, qui pénètre dans la couronne du déambulatoire par les baies des sept chapelles rayonnantes et la resplendissante galerie de verre et de saphir impressionnent tant les évêques invités qu'ils s'en souviendront au moment où ils entreprendront à leur tour la reconstruction de leur cathédrale.