école (suite)
Ce type de scolarisation présentait toutefois un risque, de plus en plus mal vécu à mesure que la société médiévale s'ouvrait et se développait : les enfants dont l'instruction était confiée aux moines n'étaient pas tous voués par leurs parents à devenir des clercs. Or la réforme grégorienne provoqua un retour des écoles monastiques à l'isolement mystique, où l'accès aux textes sacrés devait s'accompagner d'un retrait volontaire du monde. Cette évolution a favorisé l'essor des écoles urbaines, ou « petites écoles ». Fidèle au vœu de Charlemagne, Théodulf d'Orléans avait demandé aux prêtres de son diocèse d'ouvrir des écoles gratuites jusque dans les villages. Pouvait-il être obéi ? L'école de Reims, rétablie par l'archevêque Foulques, qui avait eu pour maître Gerbert d'Aurillac, le pape de l'an mil, connut un succès durable. Pourtant, à en croire Guibert de Nogent, vers 1060 encore « on ne rencontrait pour ainsi dire pas de maître de grammaire dans les bourgs ; c'est à peine si on pouvait en trouver dans les grandes villes : encore leur science était-elle bien courte ». Mais, « au début du XIIe siècle, dit-il, la grammaire fleurit de tous côtés, et le grand nombre des écoles la met à la portée des plus pauvres ». Le mouvement de création des petites écoles accompagne l'essor des villes et du commerce entre les hommes. Une école est ouverte partout où se tient un chapitre de chanoines, dans une cathédrale ou dans une collégiale, à charge pour son « écolâtre » d'en recruter les maîtres. Le plus ancien texte connu sur l'organisation des petites écoles parisiennes, qui date de 1337, mentionne les obligations qui leur sont imposées par serment. En 1380, on compte à Paris quarante et un maîtres et vingt-deux maîtresses. Est-ce à dire que les garçons sont séparés des filles ? Pas partout, puisque Jean Froissart évoque, dans l'Épinette amoureuse, « l'école où sont mêlés bachelettes et puchiaux ». De trop rares documents laissent aussi entrevoir un semis d'écoles rurales, plus dense, apparemment, dans les provinces du Nord et du Nord-Est que dans celles du Midi. Schola scala « l'école est une échelle » : cet enseignement, où le rôle essentiel est dévolu à la mémoire, en a conscience et fait la distinction entre l'acquisition des rudiments et l'accès à la science.
De tout cela, il ne faut point tirer de conclusion trop optimiste. Les débuts de l'école élémentaire en France restent mal connus, tout comme ceux de l'alphabétisation, si tant est, note lucidement Jacques Verger, « que ce phénomène soit saisissable au Moyen Âge ». Le tissu scolaire était loin d'être stabilisé : il n'est pas certain, estime Marc Venard, que sa densité ait été, au XVIe siècle, supérieure à ce qu'elle était au XIIIe, avant les grandes calamités qui ont nom Peste noire et guerre de Cent Ans. Combien de mères auraient pu dire encore, comme celle de Villon :
« Femme je suis povrette et ancienne,
Qui riens ne sçay ; oncques lettre ne lus.
Au moustier voy dont suis paroissienne
Paradis peint où sont harpes et lus,
Et ung enfer où dampnez sont boullus. »
Les apprentissages élémentaires, de la Réforme aux Lumières
Le lien indissoluble qui unissait alors l'acquisition des rudiments à l'initiation religieuse et morale devint, à la faveur de la lutte d'influence entre catholiques et protestants, un facteur décisif des progrès de l'alphabétisation et de la scolarisation. Il faut distinguer les deux, car le devoir d'instruire les enfants incombait aux parents, et ceux qui le pouvaient préféraient engager un précepteur. Montaigne, que son père avait confié à un précepteur allemand « du tout ignorant de notre langue et très bien versé en la latine », demandait que l'on choisît pour l'enfant « un conducteur qui eût plutôt la tête bien faite que bien pleine », et qu'on ne l'abandonnât point à « l'humeur mélancolique d'un furieux maître d'école ». Il n'empêche, pour tous ceux à qui ce luxe est interdit, l'école reste le cadre normal de « l'institution des enfants ».
Marc Venard a utilement corrigé une idée reçue : l'école n'est pas alors exclusivement l'affaire de l'Église, même si, au siècle dernier, cléricaux et anticléricaux eurent intérêt, pour des raisons inverses, à le faire croire. Deux régimes distincts coexistent dans la France des temps modernes : l'un, que l'on peut dire ecclésiastique ou paroissial, prédominant dans le nord du pays ; l'autre, laïque ou communal, majoritaire dans le Midi. En revanche, il est clair que l'école constitue très tôt un enjeu central dans la concurrence entre catholiques et protestants. Les premiers furent stimulés par les seconds, pour qui la foi imposait la lecture personnelle de la Bible. C'est pourquoi l'Église établie, forte de l'appui du pouvoir royal, tint à s'affirmer, au fil du siècle, comme la surveillante et la propagatrice de l'école, consciente de l'utilité de cette dernière pour l'ordre social autant que pour le rayonnement de la foi. Certes, les écoles de charité, gratuites, ne furent pas créées en nombre suffisant, et se heurtèrent partout à de grandes difficultés. Il faudra attendre, au XVIIe siècle, l'action de Vincent de Paul et surtout de Jean-Baptiste de La Salle pour voir ce type d'établissements connaître enfin le développement qu'imposait l'existence de masses urbaines misérables, toujours plus nombreuses, donc plus redoutables.
Au vrai, l'idée de rendre le savoir pleinement accessible au peuple a longtemps été réfutée par les élites. Après Richelieu, Colbert a souhaité que l'enseignement dispensé dans les petites écoles fût réduit au minimum. Et si Diderot ironise sur le fait qu'« un paysan qui sait lire et écrire est plus malaisé à opprimer qu'un autre », Voltaire, quant à lui, tient pour « essentiel qu'il y ait des gueux ignorants » ; Rousseau lui-même, au nom de son souci de maintenir l'homme au plus près de l'état de nature, ne destine pas à « l'enfant du villageois » le programme de son Émile. Au demeurant, François Lebrun l'a souligné : s'agissant de la France de la fin de l'Ancien Régime, où 80 à 90 % de la population vit à la campagne, « se borner à parler d'écoles au sens strict du terme, en ayant présentes à l'esprit les formes structurées et régulières qui se mettent en place au XIXe siècle », c'est pécher par anachronisme. Incontestablement, l'Église reste alors le principal soutien de l'instruction populaire. Mais, une fois retombé l'élan de la Contre-Réforme, c'est à l'« utilité profane » de l'instruction que la société a attribué toujours plus d'importance. De là les vues nouvelles défendues par les hommes des Lumières : l'école ne doit pas seulement répondre à des préoccupations charitables, ni même étroitement économiques, comme dans la pensée des physiocrates, mais créer les conditions de l'émancipation. Ce souci de régénération de l'homme, la Révolution française le fait sien, ce qui lui impose de donner à l'État, en matière d'enseignement, un pouvoir que l'Église n'était pas disposée à lui reconnaître.