croisades. (suite)
Le bilan des croisades est donc mince. L'historien Jacques Le Goff, en une boutade bien connue, le limitait à ... l'abricot. D'un point de vue politique, il est clair que les États latins d'outre-mer n'ont pas survécu après 1291. Au niveau socioéconomique, le bilan n'est pas meilleur. L'Occident chrétien, de même que son adversaire musulman, a englouti dans ces expéditions lointaines, toujours à recommencer, de nombreuses vies humaines et de grandes richesses. Les échanges commerciaux qui se sont développés alors entre l'Occident et le Proche-Orient sont pourtant bien réels : ils ont surtout profité aux villes marchandes d'Italie (Venise, Gênes, Pise...). On a souvent évoqué l'attrait pour les épices qui, venu d'Orient, se serait répandu en Occident à l'époque des croisades ; il n'est pas exclu de penser que cet attrait serait redevable aux seuls pèlerinages, et acquis d'une manière moins violente. En revanche, on peut dire que la perte des États latins d'outre-mer a contraint l'Occident à se procurer des épices, devenues indispensables, sans l'intermédiaire des États musulmans. En ce sens, c'est plus l'échec des croisades que les croisades elles-mêmes qui a suscité les grands voyages de découverte destinés à trouver la « route des Indes », et qui a conduit à la suprématie de l'Occident à partir du XVe siècle.
En matière culturelle, il ne semble pas que les croisades aient beaucoup contribué aux échanges entre l'Islam et la Chrétienté : la société chrétienne d'outre-mer, comme toute les sociétés de type « colonial », avait somme toute peu de rapports avec les autochtones. Les échanges culturels furent plus intenses en Espagne ou en Sicile. En revanche la croisade, comme la Reconquista, a poussé l'Occident à mieux s'informer sur l'Islam, ne serait-ce que pour mieux s'y opposer : cet élan d'intérêt, né au XIIe siècle avec l'abbé de Cluny Pierre le Vénérable, s'amplifia par la suite avec le Catalan Raymond Lulle, mais il se développa plus encore avec l'idée franciscaine de « conversion » des infidèles qu'avec l'idée de croisade, à laquelle elle se substitua peu à peu.
Au plan religieux, la croisade a évidemment creusé davantage l'antagonisme entre Chrétienté et Islam, plus que la reconquête de l'Espagne, mieux admise par les musulmans, car relevant de la guerre entre voisins. Mais elle a aussi durablement écartelé le monde chrétien : après la première croisade, et surtout après 1204 et la prise de Constantinople, catholicisme et orthodoxie se dissocient pour plusieurs siècles. Enfin, dans le domaine des idéologies et des mentalités, les croisades eurent une formidable et durable influence. En Occident, elles marquent le point culminant de la sacralisation de la guerre menée au nom de la religion, l'aboutissement d'une véritable révolution doctrinale. En mettant en avant la nécessité de délivrer les Lieux saints, l'Église se dotait d'une idéologie de la guerre sainte qui, curieusement, rejoignait une doctrine depuis longtemps admise dans l'Islam : celle du jihad. Dans le monde musulman, les croisades provoquèrent - et provoquent toujours - un profond traumatisme. La croisade y apparaît en effet comme une conquête de type colonialiste menée sous le couvert de la religion, et non comme une expédition de reconquête de la Terre sainte. Tandis que le mot s'est associé, dans le monde musulman, à l'idée d'un expansionnisme hypocrite, il en est venu, en Occident, à désigner un juste combat contre l'erreur ou l'obscurantisme.