Parmi les pays industrialisés, seuls les États-Unis et le Canada ont aujourd'hui un pourcentage de population d'origine étrangère plus fort que celui de la France, où un quart des habitants ont au moins un grand-père « venu d'ailleurs », et où l'immigration est massive à partir du milieu du XIXe siècle.
Cette dernière, souvent nécessaire à l'économie, apparaît comme un problème en temps de crise : les récentes vagues migratoires cristallisent alors angoisses et fantasmes, tandis qu'une amnésie collective fait oublier ou minimise les difficultés qui ont accompagné l'intégration des vagues précédentes.
La « longue préhistoire » d'un phénomène
On peut faire remonter très loin dans le temps l'immigration en France, rappeler que tous les humains semblent issus d'un unique foyer situé dans l'est de l'Afrique, et suivre les migrations des Ligures dans le Midi, ou de peuples d'Asie centrale jusqu'à la Loire. On peut aussi énumérer les Grecs, arrivés vers 600 avant J.-C., les deux vagues celtes amenant « nos ancêtres les Gaulois » vers 700 et 500 avant J.-C., les Romains à partir de 125 avant J.-C., les Barbares germains installés à la fin du IIIe siècle après J.-C. par l'empereur Dioclétien, et les Grandes Invasions avec leur lot de Burgondes, de Francs, de Bretons venus d'Angleterre au VIe siècle pour fuir d'autres envahisseurs, ou de Normands.
Il n'y a pas là immigration stricto sensu, pas plus que durant l'essentiel du Moyen Âge. En effet, la personnalité des lois jusqu'au Xe siècle et l'usurpation de la puissance publique par les seigneurs - « est étranger quiconque n'est pas né sur leur territoire » - font que cette notion n'a alors pas grande signification. Mais la présence étrangère, au sens actuel, n'en est pas moins réelle, et la fusion d'apports successifs fonde l'identité même du pays.
Se développe ensuite, vers le XIIIe siècle, une immigration des talents : financiers, marchands, soyeux, religieux, médecins, administrateurs, artistes ou navigateurs d'Italie du Nord, métallurgistes, mineurs, imprimeurs allemands, émailleurs maures d'Espagne, mercenaires écossais, espagnols, génois puis suisses à la fin du XIVe siècle. Ils peuvent subir des spoliations, par exemple durant les règnes de Saint Louis ou de Philippe le Bel, servir de boucs émissaires, comme lors de la croisade des pastoureaux en 1320, faire peur, à l'instar des Tziganes entrés par la Savoie en 1419, être suspects en temps de guerre, mais ils suscitent au total à peu près les mêmes hostilités que les « étrangers » venus des villes ou des campagnes toutes proches. Par ailleurs, ils sont peu nombreux et peu concentrés, dans le pays alors le plus peuplé d'Europe.
Il en va de même à l'époque moderne. Même si l'on ne dispose guère de données fiables, immigration et émigration semblent s'équilibrer, et ne sont pas des phénomènes de masse. Suisses ou Savoyards participent à la repopulation des campagnes de l'Est après la guerre de Trente Ans, mais ils sont noyés parmi les régnicoles ; le quart des soldats de Louis XIV sont étrangers, mais la plupart repartent en temps de paix ; les élites politiques ou économiques originaires d'autres pays jouent un grand rôle, mais restent peu nombreuses : Hollandais venus assécher les marais sous le règne d'Henri IV, Britanniques présents au XVIIIe siècle dans toutes les branches industrielles, jusque dans la fabrication du cognac avec Martell ou Hennessy, Suisses, Allemands comme le manufacturier wurtembourgeois Oberkampf ; sans oublier les Lully, Concini, Mazarin, de Broglie, Maurice de Saxe, Law ou Necker. À l'inverse, des Français se mettent tout aussi bien au service d'autres États. Certaines réussites suscitent des accès de xénophobie, mais il est difficile de savoir si celle-ci est un sentiment fondamental ou un argument utilisé dans les luttes politiques.
On pourrait croire que 1789 marque un tournant, avec la promotion de l'idée de nation et la cristallisation de la notion de communauté nationale, qui impliquent la définition moderne de l'« étranger ». En réalité, la Révolution modifie peu les apports extérieurs et n'accélère pas la lente sédimentation d'éléments allogènes, le plus souvent vite assimilés. En outre, elle donne des exemples d'ouverture et de renfermement contradictoires. D'un côté, ce sont l'universalisme, la fin du droit d'aubaine en 1790, l'élection d'un Prussien, Cloots, et d'un Anglais, Paine, comme députés, et des Constitutions dont la plus restrictive, en l'an VIII, prévoit la naturalisation de tout étranger résidant dix ans consécutifs dans le pays après ses vingt et un ans. De l'autre, ce sont les suspicions, les séquestres et la surveillance dans un État en guerre contre toute l'Europe, même si ceux-ci frappent les autochtones tout autant que les étrangers. Après la chute de l'Empire, malgré la présence sur le territoire des rescapés de l'armée d'invasion et des anciens sujets de Napoléon trop compromis dans leur pays, et malgré l'accueil de réfugiés - libéraux italiens, révolutionnaires allemands mêlés à leurs compatriotes artisans, mais aussi carlistes espagnols -, les migrants restent surtout des entrepreneurs, des commerçants, des techniciens, des ouvriers très spécialisés apportant leurs savoir-faire.
La mutation du xixe siècle
La démographie et l'économie bouleversent alors les données et font de l'immigration un phénomène de masse. En 1851, lors du premier recensement comptabilisant les étrangers, ils sont 380 000, malgré la crise économique, qui a pu disperser la moitié des effectifs de 1845. C'est deux fois le chiffre plausible pour 1830, et la croissance continue. En 1881, ils sont un million, et 130 000 de plus en 1911, après un tassement à la fin du XIXe siècle. En 1851 comme en 1911, ils viennent pour 90 % d'entre eux des pays voisins, même si Kabyles et Polonais apparaissent dans les mines du Nord. Les Belges (un tiers du total, au départ) sont rattrapés, et dépassés dès 1901 par les Italiens. Techniciens et représentants des petits métiers - spécialité transalpine symbolisée par le montreur d'ours Vitalis de Sans famille - sont noyés dans une masse de main-d'œuvre peu qualifiée : frontaliers belges dans le textile du Nord, ouvriers agricoles itinérants, travailleurs du bâtiment, auxquels s'ajoutent des salariés de la chimie, de la métallurgie, de l'automobile ou des mines. La révolution industrielle et ses développements ont exigé cette nouvelle main-d'œuvre, d'autant qu'avec la baisse de la natalité la France devient une zone de « basse pression » démographique dans une Europe bien plus prolifique.