paysannerie (suite)
Une masse encore plus dense de paysans sans terre possédait souvent une maison (avec un bout de jardin) mais comprenait un nombre croissant de véritables prolétaires. Du XVe au XIXe siècle, cette masse forma l'essentiel du salariat agricole (bergers, vachers, charretiers, servantes de ferme, batteurs en grange, fossoyeurs...) et des mendiants, jetés sur les routes à chaque famine et bientôt internés, pour une partie d'entre eux, dans les hôpitaux généraux des villes.
Sous l'Ancien Régime, la répartition régionale de la propriété paysanne était très variable. Sur les terres riches des openfields du Nord ou du Bassin parisien, sa part restait faible : 20 à 30 % du sol (essentiellement aux mains des gros laboureurs). La concurrence des capitaux urbains (domaines et seigneuries de la noblesse, du clergé et de la bourgeoisie) réduisait à la portion congrue la part des ruraux et, parmi ces derniers, celle de la simple paysannerie. Pour les rentiers de la ville, la terre offrait en effet un placement d'épargne idéal, assurant des revenus réguliers et une garantie hypothécaire en cas d'appel au crédit. Les paysans n'étaient pas mieux lotis dans les régions où l'aménagement du sol (assèchements des marais) exigeait d'importants investissements, ou aux environs des villes où les bourgeois et privilégiés avaient accaparé les terres (10 à 15 % autour de Paris, 23 % autour de Toulouse).
En revanche, dans les régions bocagères ou forestières, dans les montagnes où le défrichement avait été abandonné à l'initiative individuelle et où il n'existait pas de grande bourgeoisie ou de haute noblesse susceptible d'investir massivement dans la terre, la propriété paysanne était plus importante (au XVIIIe siècle : 60 % du sol dans la région de Thiers, en Auvergne ; 75 % dans le Velay ; 98 % en Béarn). Dans le Centre et dans le Midi, propriété et exploitation coïncidaient assez souvent. En cultivant son bien, un ménage de paysans dépensait l'essentiel de son activité. Sauf quelques parcelles marginales, il ne menait ses bêtes que dans ses champs et ses pâturages. Cette prédominance du faire-valoir direct correspond à un régime de petite propriété, une association caractéristique des régions de parcellisation foncière telles que les vallées intérieures du bas Vivarais ou les Cévennes. Ce régime relativement « démocratique » de la propriété, mais à une échelle économique très restreinte, sécrétait l'individualisme agraire et l'esprit d'indépendance politique et religieuse dont témoignent la révolte antifiscale du Roure en 1670, le « fanatisme » huguenot lors de la guerre des camisards, la révolte, enfin, des « masques armés » de 1783, révolte de petits gens, ouvriers agricoles et ménagers pauvres contre les gens de justice.
Dans l'ouest, l'est et le nord du royaume, il en allait tout autrement : le faire-valoir direct était minoritaire, lié en général à la petite culture (vignoble et cultures maraîchères). Dans les vallées où régnait la viticulture - de l'Aisne à la Loire et de la Seine au Rhin - et dans les banlieues urbaines, un état d'esprit radical s'est ainsi forgé depuis l'Ancien Régime. En revanche, la plupart des paysans ne possédaient pas assez de terre pour assurer leur indépendance économique.
Fermiers...
Pour former une exploitation agricole, nombre de paysans étaient donc tenus de louer de la terre. En dehors des solutions particulières que leur donnait le droit coutumier de certaines provinces, ils pouvaient recourir à deux formules classiques : le fermage et le métayage.
Dans le cadre du fermage, le loyer était fixé une fois pour toutes à une certaine quantité de grains et de bétail ou à une certaine somme d'argent. Indépendamment des récoltes réalisées, plus ou moins belles en fonction des circonstances climatiques ou militaires, bailleurs et preneurs s'étaient entendus sur un prix pour plusieurs années. Ce prix constituait une rente foncière dont la régularité était un avantage précieux pour le propriétaire. Pour le preneur, il représentait un pari sur l'avenir : le fermier devait être assuré que, quels que soient les aléas, il disposerait d'une récolte suffisante, une fois réglé son propriétaire, pour faire vivre sa famille, pour payer les impôts, les fournisseurs et le personnel éventuel, pour retenir les semences de l'année suivante et, si possible, pour dégager un profit. Si les risques n'étaient pas très grands dans le cas de petites locations (parcelles ou marchés de terre sans bâtiments), il en allait tout autrement quand des domaines entiers étaient loués à ferme (réserves seigneuriales, domaines bourgeois). Alors, l'étendue des terres et la présence de bâtiments agricoles (siège de l'exploitation) suffisaient pour former une (grande) exploitation. Mais pour s'engager, les preneurs devaient disposer d'un train de culture et d'un cheptel en conséquence. Pour une ferme d'une trentaine d'hectares, il y fallait 2 ou 3 chevaux, 10 vaches environ, 200 moutons, une charrue, un chariot, une charrette et tout un matériel spécialisé, l'ensemble représentant un capital d'exploitation de plusieurs milliers de livres au XVIIIe siècle. Et bien des domaines comptaient 50, 60, voire plus de 100 hectares. Pour s'en charger, il fallait qu'il existât une classe d'entrepreneurs de culture, celle que l'on rencontre dès la fin du Moyen Âge dans le Nord avec les « censiers » ou dans le Bassin parisien avec les « fermiers laboureurs ».
Les baux à ferme se répandirent à partir du XIIe siècle (les premiers fermiers connus par les textes médiévaux se rencontrant en Normandie et dans le Bassin parisien). Ils correspondaient d'abord aux pays d'assolement triennal : aussi, leur durée était-elle en général de neuf ans, parfois de six ou de trois. Pendant ces neuf années, le fermier s'acquittait à l'égard de son propriétaire en deux ou trois termes annuels, fixés aux moments importants du calendrier cultural : Noël (après les semailles d'automne et les premières ventes de la récolte précédente), Pâques (après les semailles de printemps et la suite des ventes) et la Saint-Jean-Baptiste (avant les récoltes et au moment des dernières ventes). Pour les exploitations en corps de ferme qui étaient louées ainsi, seuls de riches laboureurs étaient capables de s'acquitter sans trop de retard, même en mauvaise année, car ils disposaient des réserves et du crédit nécessaires. À partir du XVIe siècle, ils se mirent à prendre aussi à ferme les dîmes, les champarts et les autres droits seigneuriaux : en conséquence, cela leur permettait de jouer sur leurs stocks pour ne vendre qu'au bon moment et au meilleur coût. Cette spéculation à la hausse conduisait les fermiers à s'abstenir de garnir les marchés en période de bas prix, ce qui multipliait les émeutes frumentaires. La Révolution et la période taxatrice de l'an II ne firent qu'apporter une sanction provisoire à ce libéralisme économique jugé excessif.