République (IVe). (suite)
Il y a une disjonction entre la gravité des crises politiques, la reprise économique et industrielle (qui dépasse l'indice 150 en 1954, l'indice 100 de 1938 servant de référence) et les mentalités mal préparées aux métamorphoses socioculturelles (poussée des classes moyennes, notamment). L'idéal optimiste de la France moderne trouve grâce aux yeux de tous. Mais le fait d'avoir à gérer, pratiquement, la nouveauté est une autre affaire. Ainsi vue, la période 1953-1955 est une phase de sédimentation culturelle et des sensibilités qui témoigne du passage, plein de soubresauts, de la société du « premier » XXe siècle à celle du « second ».
Les expressions naissantes - « nouveau roman », « nouvelle vague », « nouvelle gauche » - symbolisent cette transition d'abord intégrée par les « avant-gardes ». Ainsi en va-t-il de la télévision, emblème de la modernité conquérante et d'une balbutiante mais profonde transformation des pratiques culturelles. Et puis encore : les ménagères lavent toujours avec d'encombrantes lessiveuses, mais elles convoitent déjà - sans pouvoir les acheter - les machines à laver, gazinières, Frigidaires et autres Cocottes-Minute que magnifient les Salons des arts ménagers et la philosophie du « confort moderne ». Les bases de la prospérité sont perceptibles, mais la croissance et la consommation de masse ne s'épanouiront véritablement qu'au cours des années 1960.
Une année de transition : 1955
Sur le plan politique, les passions retombent en partie lorsque Edgar Faure, investi le 25 février 1955, engage, en stratège, une politique fondée sur la recherche d'une « majorité d'idées », au cas par cas. « Mendésisme sans Mendès », ont dit certains - à cela près que Faure est soutenu par les modérés, les indépendants, le MRP et une partie seulement des radicaux.
L'autonomie tunisienne est effective en mai, l'indépendance du Maroc annoncée en novembre. En économie, les notions de modernisation, d'investissement (en hausse de 13 %), de productivité profitent d'une expansion continue, d'innovations marquantes (Fonds de développement social et économique), de faits symboliques (Edgar Faure obtient, lui aussi, les pouvoirs spéciaux) et enfin les effets du « second plan » (plan Hirsch). L'effort porte sur les équipements sociaux (les dépenses d'hygiène et de santé progressent de 77 % de 1949 à 1957), le logement, la modernisation agricole. La distribution des revenus assure le décollage d'une consommation dopée par la poussée démographique d'après-guerre. Sur le plan social, le calme est relatif. Endémique depuis 1953, l'agitation syndicale se durcit durant l'été 1955, mais, à l'automne, les salariés obtiennent de substantiels avantages (troisième semaine de congés payés chez Renault). Sur le plan international, la coexistence décrispe le débat intérieur et l'européanisme progresse.
Mais la guerre d'Algérie demeure le principal écueil de la vie politique (vote de l'état d'urgence, 2 avril ; mobilisation anticoloniale intellectuelle durant l'été ; rappel des réservistes, 24 août). Il n'y a pas de dialogue entre le FLN et la France. Edgar Faure est convaincu que seule une nouvelle majorité peut rompre avec cette logique néfaste. C'est donc dans un climat malgré tout tendu et incertain qu'il chute (29 novembre) et décide d'une dissolution - historique - de l'Assemblée nationale (il fait jouer une clause constitutionnelle jamais utilisée depuis 1877, ce qui ne va pas sans émotion), susceptible de recomposer la géographie politique. Une courte campagne électorale de trois semaines s'engage, rythmée pour la première fois par les médias modernes, télévision et radio.
Le Front républicain
La coalition du Front républicain - SFIO, radicaux mendésistes, gaullistes de l'Union des républicains d'action sociale (URAS, présidée par Jacques Chaban-Delmas), UDSR - est opposée au PCF et aux droites (radicaux fauristes, MRP, Indépendants, certains gaullistes). L'alternative se pose entre Pinay ou Mendès, qu'on suppose capables de « soigner » la France. Consciente de l'enjeu, l'opinion se réveille (1,2 million de nouveaux inscrits sur les listes électorales).
Le 2 janvier 1956, le Front républicain obtient sensiblement autant de voix que le cartel hétérogène des droites (environ 28 %), tandis que le score du PCF est de 25,8 %, celui de l'UDCA (Poujade) de 11,6 %, et que les gaullistes (hors URAS) obtiennent de très faibles résultats (moins de 3 %). Toutefois, la gauche prédomine, ce qui fixe une bipolarisation plus nette, et, à droite, le MRP est en recul. Alors que les Français s'attendent à voir le retour de Mendès, le président Coty lui préfère Guy Mollet, secrétaire général de la SFIO. Ce dernier est investi, début février, grâce à une majorité extensive - de l'UDSR aux gaullistes de gauche.
La France « Janus » de Guy Mollet
Il incombe au nouveau président du Conseil de gérer la guerre, mais après un catastrophique voyage à Alger (6 février), il accentue la politique d'affrontement (pouvoirs spéciaux, 12 mars 1956). Durant l'été, 400 000 Français se battent en Algérie (80 000 en 1954). La spirale de la violence est engagée. Mollet choisit-il la voie du « national-molletisme », selon l'expression de ses détracteurs de gauche ? Non, il est fidèle à la tradition républicaine : la mission « civilisatrice », y compris par la remise en ordre, doit parachever l'entreprise coloniale. Aussi, bien qu'attaquées par la droite, les décisions de Mollet colorent-elles sa gestion de jusqu'au-boutisme (politique qui répond à la brutalité d'un FLN ne lésinant pas à faire payer l'impôt du sang). Fin 1956, le conflit franco-algérien s'engage donc dans un cul-de-sac. Après l'expédition de Suez (contre le nationalisme arabe de Nasser), vite suspendue après la pression des États-Unis et de l'URSS, le climat intérieur se détériore sous les coups de boutoir des campagnes colonialistes et anticolonialistes. Autour de l'Algérie, des fractures grandissantes nourrissent la radicalisation des positions et achèvent de faire perdre à cette République toute identité.