Saint-Germain-des-Prés, (suite)
Par une curieuse contamination, la présence de quelques étoiles montantes des lettres et de grottes jazziques qualifiées de caves « existentialistes » - abritant une jeunesse troglodyte, elle-même affublée du même qualificatif - a fait de tout le quartier le centre d'un existentialisme folklorique et touristique, incarné par quelques silhouettes reconnaissables, de Jean-Paul Sartre à Juliette Gréco. Pourtant, comme le précise Boris Vian dans son Manuel de Saint-Germain-des-Prés, il faut faire une distinction rigoureuse entre « les acceptions différentes du qualificatif «existentialiste» selon qu'il est accolé au mot «cave» ou qu'on le rencontre dans les ouvrages d'éminents philosophes dont Jean-Paul Sartre est l'exemple le plus connu. Ce dernier, d'habitudes relativement sédentaires, se cantonne en général sur les coteaux avoisinant la place de l'Église et fréquente fort peu les caves ».
La présence de nombreux éditeurs dans les environs, dont le prestigieux Gallimard, l'accueil chaleureux de quelques cafés - dont le poêle permit, pendant l'Occupation, à la main glacée de soutenir le stylo -, tout cela explique que Le Pont-Royal, Les Deux Magots, la brasserie Lipp - Léon-Paul Fargue dans un coin, Galtier-Boissière dans l'autre - ou le Café de Flore servent autant de débits de boissons que de salles de rédaction pour le comité des Temps modernes. Beauvoir, Sartre, Jean Cau, Merleau-Ponty, les frères Bost, font partie du décor et chaque café, fonctionnant comme un club anglais, possède ses rites et ses clans - le clan Sartre, le clan Confluences, le clan des ex-surréalistes...
La face nocturne et souterraine du quartier est tout aussi fameuse, et certaines « institutions » n'ont rien à envier aux cafés : le Club Saint-Germain, le Saint-Yves, Le Bar vert - où l'on voit Roger Blin, Pichette, Queneau, Roger Vailland -, mais surtout Le Tabou, rue Dauphine, où officient Boris Vian et son orchestre, ainsi que Juliette Gréco ; La Rose rouge aussi, qui accueille les fameux Frères Jacques et les mises en scène d'Yves Robert ou de la compagnie Grenier-Hussenot. À côté des spectacles de poésie (Anne-Marie Cazalis), des tours de chant (Mouloudji), des pochades, du théâtre (le Vieux-Colombier n'est pas loin), les caves de Saint-Germain ont contribué à populariser la musique de jazz en France ; elles ont participé à la révolution en marche en accueillant les ténors du be-bop, qui appréciaient à Paris la liberté d'allure et de ton et l'absence du racisme au quotidien : Charlie Parker, Buck Clayton, Kenny Clarke, Coleman Hawkins ou Miles Davies ont souvent joué dans la capitale et enchanté des nuits mémorables.
Ainsi, durant quelques années, il se fit une concentration intellectuelle et artistique exceptionnelle autour du vieux clocher de Saint-Germain, belle époque désormais mythique d'un après-guerre qui trouva des prolongements jusqu'à la fin des années 1950, mais ne résista pas à l'entrée dans une plus morne décennie de modernisation et de consommation.