Dictionnaire de l'Histoire de France 2005Éd. 2005
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Rousseau (Jean-Jacques), (suite)

Les plaidoyers d'un solitaire.

• Rousseau marque sa fidélité à lui-même par le mariage et par l'écriture autobiographique. En 1768, il épouse Marie-Thérèse Levasseur, servante sans éducation avec laquelle il vit depuis plus de vingt ans, et dont il aurait eu cinq enfants, abandonnés aux Enfants trouvés. Elle restera sa compagne jusqu'à sa mort, sans qu'on puisse comprendre exactement la nature du lien qui les a unis. Avec les Confessions, il entreprend de justifier moins ses livres et sa pensée que sa propre personnalité, garante de l'honnêteté de son œuvre littéraire et philosophique : cette histoire de sa vie est écrite dans la nudité du chrétien qui se confesse devant Dieu, dans le dépouillement du solitaire qui ne peut plus compter sur l'aide de ses semblables, mais aussi dans la complicité de l'écrivain qui s'adresse à des lecteurs anonymes et à une postérité sans visage. Revenu à Paris, Rousseau reprend son métier de copiste. Il fait des lectures des Confessions dans quelques cercles qui lui sont favorables, suscitant l'inquiétude de ses anciens amis encyclopédistes qui composent ce qu'on a pu nommer des « Contre-confessions », les Mémoires de MME de Montbrillant, mémoires romancés de Mme d'Épinay. Les attaques et manœuvres qui entourent sa personne le persuadent qu'il est l'objet d'un complot visant à étouffer sa voix : il compose alors Rousseau juge de Jean-Jacques. Dialogues, ouvrage qui entérine le clivage entre Rousseau et Jean-Jacques, entre l'être et le paraître, et engage la conversation avec un Français de bon sens et de bonne foi. Après les Confessions, il entend poser la question même de la communication et de la parole. En 1776, il tente de déposer un manuscrit des Dialogues sur le grand autel de Notre-Dame, et son échec lui semble sceller sa solitude ici-bas. Ses dernières années sont celles de promenades dans les alentours de Paris et de relations avec quelques rares amis, Bernardin de Saint-Pierre ou le marquis de Girardin, dont il accepte l'hospitalité à Ermenonville. Il écrit alors les Rêveries du promeneur solitaire, dix rêveries d'un homme libéré du souci de raconter sa vie (comme dans les Confessions) ou bien de la justifier (comme dans les Dialogues). La liberté de la flânerie et le plaisir de l'écriture sont à l'image de cette difficile indépendance morale qu'il estime avoir conquise. En juillet 1778, sa mort, qui survient quelques mois après celle de Voltaire, frappe l'opinion comme le signe de la fin d'une époque.

L'intégration à la mémoire nationale.

• En 1780 et 1782 paraissent les Dialogues, en 1782 et 1789 les Confessions, dont la lecture bouleverse l'Europe. Julie ou la Nouvelle Héloïse avait déjà été l'un des grands succès romanesques du siècle, suscitant des échanges épistolaires entre le romancier et ses lecteurs, justifiant toutes les identifications. Le rapport émotif direct avec le texte bouscule toutes les conventions esthétiques classiques, et fait de Jean-Jacques-le-proscrit l'apôtre d'une nouvelle sensibilité. Les pèlerinages qui se multiplient dans l'île des Peupliers, à Ermenonville, où le marquis de Girardin a fait inhumer son ami, puis, lors d'une grande fête révolutionnaire en 1794, le transfert solennel de ses cendres au Panthéon, nouvellement devenu le temple de la mémoire nationale, illustrent bien la double destinée de celui qui reste à la fois Rousseau et Jean-Jacques : Rousseau le romain, penseur de la vertu républicaine, référence des révolutionnaires en quête de caution idéologique, et Jean-Jacques le romantique, âme sensible qui parle à d'autres âmes sensibles, écrivain libre de toute compromission avec les institutions littéraires.

La collection complète de ses œuvres est éditée par ses amis fidèles et disciples - le marquis de Girardin, le Genevois Moultou et le Neuchâtelois Du Peyrou -, de 1779 à 1782, et suivie de compléments. Elle mêle textes littéraires et philosophiques et correspondances, donnant à lire un écrivain, un théoricien et un individu dans sa singularité. Le cas personnel devient dès lors l'illustration d'une aliénation analysée théoriquement. Le geste autobiographique apparaît comme le fondement et comme le dépassement de la réflexion philosophique, tandis que des textes mineurs prennent sens dans l'ensemble d'une démarche. L'Essai sur l'origine des langues, qui n'est à l'origine qu'une note détachée du second Discours, et le Dictionnaire de musique, né de la collaboration à l'Encyclopédie, fondent une esthétique. Les Lettres sur la botanique et les Fragments pour un dictionnaire de botanique associent précision scientifique et plaisir d'écrire. Le Projet de Constitution pour la Corse et les Considérations sur le gouvernement de Pologne complètent et nuancent l'abstraction du Contrat social, en prenant en compte deux cas particuliers et concrets.

Ce solitaire rêvant de solidarité, ce Genevois ayant surtout vécu hors de sa cité natale, ce contempteur de la culture auteur d'opéras et de romans, incarne les contradictions de son temps et de la postérité. Si son nom est revendiqué par les libéraux du XIXe siècle en lutte contre la réaction idéologique, il sert aussi à certains défenseurs du christianisme pour attaquer une philosophie des Lumières matérialiste et athée, ou bien aux premiers socialistes et à la génération de 1848 pour marquer leur distance à l'égard de l'égoïsme voltairien et bourgeois. Inversement, Rousseau apparaît à la tradition cléricale et monarchiste comme le responsable de tous les errements politiques et esthétiques : il incarnerait la perte de l'identité française et la ruine du classicisme sous l'influence d'un esprit genevois, protestant, féminin. Charles Maurras dénonce ainsi l'homme qui a livré la France à la Révolution et au romantisme. Le premier centenaire de sa mort en 1878, peu après la fin de l'Empire, la répression de la Commune et l'instauration de la IIIe République, puis le bicentenaire de sa naissance en 1912 sont prétexte à de violentes joutes verbales et à des affrontements politiques visant à déterminer le rôle de l'État dans la commémoration. Le XXe siècle a fait jouer de nouveaux rôles à Rousseau, devenu l'ancêtre d'un mouvement libertaire et hippie ou bien d'une conscience écologique, tandis que les débats sur le totalitarisme ou sur le féminisme se crispent souvent sur l'interprétation de son œuvre. Son nom reste, aujourd'hui encore, l'objet d'adhésions enthousiastes et de rejets non moins passionnés.