Dictionnaire de l'Histoire de France 2005Éd. 2005
F

Front populaire (suite)

La pression de la base joue donc un rôle incontestable dans le rapprochement des partis de gauche : la fusion des cortèges socialiste et communiste le 12 février, la création du Comité de vigilance des intellectuels antifascistes (CVIA) en mars 1934, la pratique électorale unitaire révélée lors des municipales de mai 1935, attestent la profondeur du sursaut républicain face au péril « fasciste », dont les démonstrations répétées des ligues, en particulier des Croix-de-Feu, semblent révéler l'imminence. Mais cette dynamique n'aurait pu à elle seule déclencher un processus unitaire de grande ampleur si le Parti communiste n'avait décidé, à la fin du mois de juin 1934, d'un changement radical de sa stratégie, sur les instances pressantes de l'Internationale. En effet, sous le coup de l'écrasement des communistes allemands par les hitlériens, face auxquels les communistes ont refusé jusqu'au bout de former un front commun avec les sociaux-démocrates, l'Internationale prône désormais la mise sur pied de fronts antifascistes constitués par le biais d'accords conclus au niveau des directions des partis.

La mise en œuvre de cette nouvelle ligne politique aboutit à un pacte d'unité d'action signé le 27 juillet 1934 par le PCF et la SFIO, puis, à partir de 1935, au rapprochement de ces formations avec le Parti radical, au sein duquel l'influence de l'aile gauche (Daladier, soutenu par une fraction des « jeunes radicaux », ou « Jeunes-Turcs », comme Jean Zay et Pierre Cot) ne cesse de grandir. Le ralliement du PCF à la politique de défense nationale, et sa rupture avec l'antimilitarisme, sous l'effet du pacte franco-soviétique de mai 1935, accélèrent le processus unitaire. Ces convergences aboutissent à la mise sur pied d'une structure, le Comité de rassemblement populaire, créé, le 14 juillet 1935, à l'issue d'une immense manifestation pour « le pain, la paix et la liberté ». Ce comité est dirigé par des représentants de quatre partis (PCF, SFIO, socialistes indépendants et Parti radical), de deux syndicats (CGT et CGT-U, centrales qui seront réunifiées en mars 1936) et de trois mouvements d'intellectuels (Ligue des droits de l'homme, comité Amsterdam-Pleyel, CVIA). Il élabore, au cours du second semestre de 1935, un programme en vue des élections du printemps 1936. Fruit d'un compromis entre des organisations inspirées par des idéologies très dissemblables, il met l'accent sur l'abandon de la politique de déflation mise en œuvre par les gouvernements d'union nationale, au profit d'une action de renflouement du pouvoir d'achat populaire, ou « reflation », sans qu'il soit touché à la valeur de la monnaie ; dans le domaine de la politique extérieure, il prône le retour à la sécurité collective ; enfin, pour faire face au péril « fasciste », il propose la dissolution des ligues.

Le Front populaire l'emporte aux élections législatives de 1936. Au premier tour, le 26 avril, il bénéficie d'une légère avance sur les droites ; après le second tour, le 3 mai, grâce aux bons reports des voix, il dispose d'une large majorité à la Chambre : 389 sièges, contre 223 aux droites. Au sein des forces majoritaires, d'importants reclassements se sont produits : les radicaux, qui, en termes de voix comme en sièges, connaissent un important recul, ne sont plus la première force de gauche, la SFIO assumant ce rôle ; quant aux communistes, ils doublent leurs suffrages et entrent massivement à la Chambre (11 députés en 1932, 72 en 1936). Pour la première fois, le parti socialiste, devenu le groupe le plus puissant à la Chambre, revendique la direction du gouvernement de la France. Son chef, Léon Blum, devient donc président du Conseil, un mois plus tard, le 4 juin ; dans son ministère, qui - innovation notable - comprend trois femmes, les radicaux détiennent près de la moitié des portefeuilles. Les communistes, alléguant le souci de ne pas effrayer les classes moyennes, et se conformant aux directives de l'Internationale, soutiennent ce gouvernement sans y participer.

Le mouvement social et la politique de réformes

Si l'antifascisme a bien joué le rôle de ciment du rassemblement, le Front populaire n'est pas un simple gouvernement de défense républicaine : un mouvement social d'une ampleur exceptionnelle lui confère, en effet, une autre dimension. Peu après le second tour, entre le 10 mai et le début du mois de juin, alors que, par respect des délais constitutionnels, Blum laisse le cabinet Sarraut, dernier gouvernement de la législature précédente, expédier les affaires courantes, une vague de grèves sans précédent gagne progressivement l'ensemble de l'industrie, et plus partiellement le commerce et les services. Caractérisé par son ampleur - 1,8 million de travailleurs au plus fort de la vague - et par sa forme particulière - les salariés occupent les usines, essentiellement pour empêcher le patronat de recourir au lock-out -, le mouvement social de mai-juin 1936 ne procède pas d'un « complot » communiste, contrairement à ce que tentent alors de faire croire les opposants de droite, mais d'une réaction spontanée. Les grèves avec occupations des lieux de travail témoignent du désir d'affirmer la dignité ouvrière, souvent bafouée dans le contexte économique des années précédentes, mais aussi du souci de peser sur le cours des négociations à venir. L'aspect festif des occupations et la bonne organisation résultant de l'action des comités de grève démentent également les images de désordre et de révolution répandues dans l'opinion conservatrice.

La puissance du mouvement social explique la rapidité avec laquelle le gouvernement de Léon Blum peut faire adopter, durant l'été 1936, des réformes importantes, par voie législative, ou en jouant le rôle d'arbitre entre les partenaires sociaux. Le président du Conseil réunit à Matignon, le 7 juin à 15 heures, les représentants du patronat et des syndicats de salariés : peu avant une heure du matin, un accord est conclu ; il prévoit de substantielles augmentations de salaire (de 7 à 15 %), le respect par les patrons de l'engagement syndical de leurs salariés, et l'élection de délégués par le personnel. La reprise du travail s'opère toutefois progressivement : le Parti communiste se prononce le 11 juin en sa faveur, mais les négociations engagées localement sur la base des accords Matignon tardent parfois à aboutir. Au Parlement, profitant du rapport de force créé par le mouvement de grève, Blum fait voter de grandes lois sociales. Les textes instituant les quinze jours de congés payés et la limitation à quarante heures de la durée hebdomadaire du travail ne sont pas seulement révélateurs d'une philosophie humaniste et progressiste ; ils s'insèrent dans une politique qui, par la réduction de la durée du travail, devrait aboutir à la diminution du chômage. La loi du 11 juin sur les contrats collectifs tente de définir les rapports contractuels entre patrons et salariés. Elle permet notamment au ministre du Travail d'étendre à tous les salariés d'une profession les termes d'un accord conclu par les organisations représentatives de la branche.