noblesse (suite)
Premières métamorphoses (xiiie-xve siècle)
Soudée par les liens du sang et le culte des valeurs chevaleresques, la noblesse n'en est pas moins menacée par le double péril de l'extinction et de l'appauvrissement. Tout autant que les dangers de la guerre, les stratégies patrimoniales, vouant les puînés mâles au célibat, compromettent la pérennité des lignages : en Forez, où le tiers d'entre eux disparaît au cours du XIIIe siècle, des agents de la maison comtale et des grands monastères, voire de simples paysans rassembleurs de terres, s'insinuent dans les vides ainsi créés. L'ascension de ces nouveaux venus contraste avec la gêne qui étreint les lignées chevaleresques, alors même que « la prospérité des campagnes ne cesse d'accroître les profits de la seigneurie » (Georges Duby) ; or, le surcoût de l'équipement militaire, les exigences accrues des princes, tant en durée du service qu'en aides pécuniaires, le goût de la largesse et le refus de compter conduisent les nobles à vivre au-dessus de leurs moyens : ne trouvant plus d'argent à emprunter auprès de leurs parents et amis, ils s'endettent au profit de « vilains » enrichis et ne se libèrent de leur dette qu'en aliénant tout ou partie de leur patrimoine. Les moins possessionnés sont les premiers à s'appauvrir, à l'instar de ces hobereaux de Champagne et de l'Orléanais, qui, en 1332, disposent d'un revenu inférieur à la valeur d'un tonneau de vin. Parce qu'ils coûtent cher, les adoubements perdent leur caractère systématique, si bien qu'en Mâconnais, vers 1250, moins de la moitié des nobles sont armés chevaliers. Or, c'est en vain qu'en 1233 le comte de Provence menace les fils de chevaliers non adoubés à l'âge de 30 ans de les priver d'exemption fiscale : le sang prévaut désormais sur l'épée ; l'adoption du titre d'écuyer (au nord de la Loire) ou de damoiseau (au sud) parachève la séparation de la qualité noble d'avec l'état de chevalier et l'identification de la « gentilesse » à la supériorité de la naissance.
Ces mutations ne laissent pas insensibles le roi et les princes territoriaux, qui ébauchent alors une politique nobiliaire appelée à se prolonger bien au-delà du XIIIe siècle : sans doute s'entourent-ils d'hommes dont les nobles méprisent la compétence juridique ou financière pour mieux s'indigner de la basse extraction ; mais l'essor de leurs ressources fiscales leur permet de gager un nombre croissant de chevaliers et d'écuyers en quête de revenus et, ce faisant, d'étendre leur réseau de fidèles ; plus encore, ils se proclament seuls dispensateurs de la qualité noble, sans toutefois parvenir à leurs fins : l'instauration du franc fief en 1275 ne tarit pas l'évasion fiscale des roturiers acquéreurs de seigneuries, tandis que le service d'un puissant, le mariage et l'imitation de la vie noble demeurent des moyens éprouvés d'élévation sociale. Les secousses de la guerre de Cent Ans montrent la nécessité de conforter la suprématie du corps nobiliaire, tout en accentuant sa fonction de service : la crue des effectifs militaires s'accompagne d'une exaltation des valeurs identitaires, que traduit l'efflorescence des ordres de chevalerie ; mais, pour autant que l'institution des compagnies d'ordonnance, en 1445, consacre la vocation de la noblesse à servir de bras au corps politique, celle-ci est également appelée à collaborer à l'extension de l'emprise administrative et judiciaire de l'État royal comme de la grande principauté : bien implantée dans les conseils et au parlement (43 % des magistrats en fonction entre 1345 et 1454 sortent de ses rangs), elle contrôle jusqu'à la fin du XVe siècle la totalité des charges de baillis et de sénéchaux. Ce processus d'étatisation de la noblesse rend non moins prégnante que les pertes provoquées par la Peste noire et les défaites meurtrières de la guerre de Cent Ans la question de sa reproduction sociale. Or, pas plus les Valois que les princes territoriaux ne sont en mesure de contrôler toutes les entrées dans le second ordre, si bien qu'à côté des voies légales offertes par les lettres de noblesse, l'échevinage et les charges de chancellerie, se multiplient les anoblissements subreptices, jusqu'à ce que l'ordonnance d'Orléans (1560) - premier texte réprimant les usurpations nobiliaires - en ralentisse quelque peu le flux.
Les tentations de l'insoumission
Praguerie (1440), ligue du Bien public (1465) et Guerre folle (1485-1488) ont montré le danger qu'il y avait pour le pouvoir royal à laisser la noblesse inactive : les guerres d'Italie offrent un exutoire à la passion belliciste et à la soif d'honneur et de butin de jeunes nobles nourris des récits de l'Amadis de Gaule et convaincus qu'il n'est de plus haute vertu que la bravoure au combat. Mais, alors que Bayard incarne l'idéal d'une chevalerie magnifiée et qu'à l'exemple de Blaise de Montluc d'obscurs cadets s'emploient à « parvenir par les armes », l'État moderne réalise des progrès décisifs, qu'attestent l'étouffement de la révolte du connétable de Bourbon et l'influence croissante, au sein des organes de gouvernement, des officiers de judicature et de finances, pionniers d'une noblesse ministérielle en devenir.
Le traité du Cateau-Cambrésis (1559) ouvre un siècle de turbulences qui ne s'apaisent qu'après la Fronde ; la noblesse traverse alors une grave crise identitaire, procédant plus de la perte de sa prééminence dans le service du roi, du fait des mutations de l'art de la guerre et de la montée en puissance des officiers, que d'un déclin économique, désormais relativisé : il ressort de maintes études récentes que la plupart des gentilshommes surmontent l'érosion de la rente foncière en diversifiant leurs sources de revenu et leurs modes de perception, et que les difficultés matérielles de certaines maisons relèvent de leur incapacité à s'adapter au train de vie dispendieux impulsé par la cour. Or, toutes les conditions d'une exaspération des frustrations sont réunies à la mort d'Henri II en 1559 : à la perte du champ de bataille italien s'ajoutent le mécontentement de tous ceux que l'influence grandissante du duc de Guise sur François II prive soudainement des largesses royales et la fracture créée par la conversion de nombreux nobles à la Réforme, dans des proportions au demeurant variables selon les provinces (7 % en Champagne, 19 % en Beauce, 33 % dans l'élection de Bayeux, mais plus de la moitié en Guyenne et en Haute-Provence). Sans mésestimer le trouble des consciences, dont témoigne, au fond du Cotentin, le sire de Gouberville, non plus que l'exacerbation des passions confessionnelles au long des guerres de Religion, force est de souligner l'importance des luttes de factions et des enjeux politiques dans l'enchaînement de ces dernières. Mais les violences de la Ligue attisent un sentiment antinobiliaire, dont la virulence explique nombre de ralliements à Henri IV.