Dictionnaire de l'Histoire de France 2005Éd. 2005
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République (Ve). (suite)

La Ve République sans de Gaulle

Durant ces douze années, trois défis historiques sont tour à tour surmontés par la Ve République. Elle survit à son fondateur. C'est sans drame que la magistrature suprême passe des gaullistes à la droite libérale en 1974. Enfin, elle subit sans contrecoup notable l'effritement du socle socioéconomique qui avait été celui de ses années de jeunesse : les « Trente Glorieuses » se terminent brutalement et vient le temps de la stagnation.

Les années Pompidou.

• C'est un gaulliste qui succède en juin 1969 au général de Gaulle. Certes, les relations entre ce dernier et Georges Pompidou s'étaient progressivement dégradées, surtout après la non-reconduction du Premier ministre à son poste en juillet 1968. Georges Pompidou y avait vu de l'ingratitude et avait vécu l'épisode comme une éviction. Mais cela n'avait pas suffi à lui retirer le statut de « dauphin », que ses fonctions de chef du gouvernement pendant plus de six ans lui avaient conféré. Intronisé candidat gaulliste par l'UDR (qui a succédé l'année précédente à l'UNR), il est confronté à une gauche désunie et au président du Sénat, le centriste d'opposition Alain Poher. Et c'est avec ce dernier, en raison de la multiplication des candidats de gauche, qu'il reste en lice au second tour. Le 15 juin 1969, il est élu sans difficulté, avec 57,8 % des suffrages exprimés. Les grands principes qui avaient marqué les onze années de République gaullienne sont préservés et l'essentiel de l'héritage gaulliste est maintenu, même si le ralliement d'une partie des centristes s'est fait au prix d'un infléchissement de la politique étrangère, désormais plus favorable à la construction européenne.

À bien y regarder, le mandat de Georges Pompidou est placé à la croisée des « Trente Glorieuses », qui se poursuivent, et de l'ombre portée de mai 68 sur la société française. Et les effets des unes et de l'autre ne seront pas gérés dans le même esprit par le président. Il y a chez Georges Pompidou une ferme intention de poursuivre la modernisation du pays : cet objectif, déjà présent chez le Premier ministre entre 1962 et 1968, est réaffirmé par le président à partir de 1969. Dans un contexte de croissance forte, l'avenir passe par une politique industrielle qui doit hisser la France au rang des très grandes puissances.

Plus complexe est, en revanche, la gestion pompidolienne de l'après-mai 68. Dans un premier temps, il soutient la politique sociale de son Premier ministre, Jacques Chaban-Delmas. Celui-ci, en mettant en œuvre un projet ambitieux de « nouvelle société », veut à la fois mieux répartir les fruits de la croissance et moderniser une société française en mutation rapide et ébranlée par la contestation multiforme de mai 68. Mais, à mesure que se rapproche l'échéance des élections législatives de mars 1973, une partie de la majorité s'inquiète d'un programme jugé trop libéral. Aux yeux des plus réticents, le gouvernement fait davantage la politique de l'opposition que celle qu'attend l'électorat de droite. Le président se montre de plus en plus attentif à ces critiques, à tel point que, le 5 juillet 1972, il contraint son Premier ministre à la démission.

Dans l'histoire de la Ve République, l'épisode, même s'il convient de ne pas en exagérer l'importance, est doublement significatif. D'abord, il est le reflet de l'alchimie complexe que représente la dyarchie à la tête de l'État. La brouille, sur le tard, entre de Gaulle et Pompidou avait déjà montré la fragilité de tels attelages institutionnels. Inversement, les thuriféraires de la Constitution pourront faire valoir qu'à la différence des interminables crises ministérielles de la IVe République, le système fait la preuve de sa faculté à s'autoréguler : force reste toujours, au bout du compte, au président, tant que la majorité parlementaire est de son camp. L'autre enseignement de cette brève crise de juillet 1972 a, lui aussi, valeur générale. Le gaullisme, au fil des années 1960, avait montré une capacité à dépasser le clivage droite-gauche qui ne relevait pas seulement de l'incantation. À partir de 1967, pourtant, un reclassement avait commencé à s'opérer, que la présidence pompidolienne vient confirmer : le gaullisme est reporté vers la partie droite du paysage politique. Et l'évolution est encore renforcée, à partir de 1972, par la signature, entre les partis de gauche, d'un programme commun de gouvernement. Dès lors, ce sera l'une des aspirations toujours proclamée du gaullisme que de tenter de retrouver cette aptitude à transcender la summa divisio droite-gauche de la vie politique française.

Pour l'heure, en cet été 1972, il n'en est rien. Après le temps des réformes, le nouveau chef du gouvernement, Pierre Messmer, doit rassurer l'électorat et les parlementaires de la majorité par une politique globalement plus conservatrice. Politique qui, apparemment, atteint son objectif : aux élections législatives de mars 1973, malgré une progression sensible de l'union de la gauche, la majorité sortante est reconduite à l'Assemblée nationale. Mais, à l'échelle des décennies, cette année 1973 est restée importante dans l'histoire de la Ve République. En effet, même si l'effervescence d'extrême gauche activée par mai 68 s'estompe progressivement à partir de 1972, l'effet de traîne de ce mouvement et les mutations profondes de la société française induisent de nouvelles formes de luttes sociales. Une forte agitation lycéenne et étudiante, par exemple, a lieu au mois de mars, contre la loi Debré, qui réaménage le sursis militaire pour les étudiants. Surtout, des formes de contestation sociale nouvelles se multiplient et deviennent momentanément endémiques : ainsi la longue grève et l'expérience autogestionnaire des salariés de l'usine Lip, à Besançon, ou la série de manifestations antimilitaristes contre l'extension du camp du Larzac.

D'autre part, en cette année 1973, la bipolarisation de la vie politique française se poursuit. Les élections de mars ont surtout consisté en un affrontement entre la majorité et la gauche unie autour du programme commun de gouvernement. Le centre d'opposition décline, laminé par cette structure d'affrontement binaire et affaibli par les ralliements d'une partie des siens à Georges Pompidou dès la campagne présidentielle de 1969. Déjà se profilent pour la prochaine échéance présidentielle les signes d'une agrégation des vestiges de ce centre à l'un ou l'autre des deux blocs en présence. L'élection présidentielle est déjà devenue le moment « structurant » de la vie politique française : les alliances se nouent en prévision de cette échéance et, en dehors même de ces alliances, les ralliements s'opèrent à cette occasion.