Dictionnaire de l'Histoire de France 2005Éd. 2005
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roman (art). (suite)

Un décor didactique et symbolique

Puisque l'esprit médiéval appréhende l'édifice comme une fusion entre les parties architecturales au sens strict et le décor sculpté ou peint, il n'est pas étonnant que les « nœuds » fonctionnels du monument - portail d'entrée, transept, abside et autel - soient privilégiés : « Plus que jamais l'esprit de la forme définit la forme de l'esprit » (Henri Focillon). L'activité artistique des XIe et XIIe siècles a un but avoué : le sanctuaire est conçu comme la réplique sur terre de l'Église au ciel, la Jérusalem céleste. Pour cette raison, on a souvent qualifié cet art de « religieux ». Or, les critiques d'un saint Bernard devant ce qu'on pourrait appeler la démesure à la fois inquiétante et séduisante du décor obligent à cerner de plus près cette notion de « religieux ».

Un univers religieux, un monde ordonné.

• Le XIe siècle est un temps de croyances mêlées, où le divin se confond avec le magique et le fantastique, où le combat des passions (orgueil, argent, sexe) est intense, voire violent, où le sacré et le profane, le visible et l'invisible, ne sauraient être opposés, car l'univers tout entier est envisagé dans une perspective sacrale, selon une puissance ordonnée dans laquelle chaque élément, flore, faune, homme, occupe une place de choix. Parallèlement, ces puissances obscures ont fait naître une foule d'initiatives personnelles comme celles des ermites, des « reclus », des fondateurs d'ordres éphémères, que l'excès et l'intransigeance ont conduit à l'hérésie dualiste. Pour y répondre, les ordres monastiques (Cluny, Cîteaux) et de grands penseurs (Bernard de Clairvaux, Bernard de Chartres, Alain de Lille, Jean de Salisbury...) ont entrepris un remarquable effort de mise en ordre de la pensée et engagé de rudes combats contre les doctrines dualistes, fondamentalement opposées à la religion chrétienne. L'existence de tous ces mouvements de fond, qui dominent l'époque romane, interdisent d'appréhender la structure et le décor d'église par le seul biais de considérations constructives ou esthétiques.

Plan basilical et plan orienté.

• Sauf exception, les églises romanes procèdent du plan basilical hérité du début du christianisme, lequel avait adopté, à l'encontre du temple païen, la basilique romaine, édifice civil destiné à accueillir divers rassemblements du peuple. Ce choix est significatif : pour le chrétien, le lieu de la présence divine n'est pas lié à un espace forclos ou infranchissable, mais au rassemblement des fidèles, ce que traduit le double sens du mot ekklesia. En second lieu, image de la présence divine, l'église romane se doit de refléter l'ordre universel qui émane de la divinité. Par ses mesures et ses formes, elle reprend à son compte le carré - dont les quatre côtés égaux symbolisent le Cosmos, l'Univers créé, ses éléments - et le cercle, figure parfaite d'éternité et d'incréé. Le carré du transept, sur lequel s'élève la coupole sphérique, est le lieu privilégié où s'exprime cette symbolique associant macrocosme et microcosme, qui, si l'on se réfère à la littérature, jouit au XIIe siècle d'une très grande fortune. Enfin, une troisième mesure est à prendre en ligne de compte, celle de l'homme. De nombreux textes médiévaux établissent en effet une analogie formelle entre le corps de l'homme et le corps mystique de la chrétienté, la Jérusalem céleste - projection imaginaire du vieux principe augustinien de la civitas Dei (cité de Dieu). D'où la structure ad quadratum de la nef, réservée aux fidèles, et la forme concave de l'abside, emblème de l'espace divin, auxquelles s'ajoute la symbolique du contraste lumière/ténèbres opérée par l'orientation du chevet au Levant (sol salutis).

Le portail, accès à la Révélation.

• La porte est, sans aucun doute, le lieu le plus caractéristique de cet univers symbolique. Sur les tympans, dans une monumentale composition en éventail qui reprend en plan l'image de l'abside, de grandioses théophanies se trouvent projetées à l'adresse des fidèles. À la face de l'Univers, enveloppé d'une « gloire » rayonnante (mandorle), plus grand et plus haut que les autres personnages, selon l'échelle hiérarchique médiévale, au centre de la vision, s'impose le Christ Pantocrator, alpha et oméga, premier et dernier, principe et fin. C'est à Moissac, dès 1100, que ce thème trouve son plein épanouissement.

L'iconographie, langage nouveau, répertoire ancien.

• Dans ce contexte religieux, l'Église entend jouer des valeurs symboliques pour détourner les esprits des forces hideuses du mal. La fonction symbolique de ces images « médiatrices de mystère » (Chenu) s'exprime avant tout dans ce qu'on appelle le « bestiaire ». Surabondant est ce répertoire animalier, et tel qu'on a parfois l'impression d'un véritable délire imaginatif : les monstres, difficilement identifiables, s'entre-dévorent, faune mi-réelle mi-fantastique. Tout un fonds d'images venues d'Asie, « des formes vieilles de trois mille ans » (Émile Mâle), véhiculées par les siècles précédents, renouvelées et enrichies par les contacts avec les chrétientés d'Orient ou l'islam, est réinterprété aux XIe et XIIe siècles par une abondante littérature appelée précisément Bestiaires. Ceux-ci font, avec verve et grand succès, une relecture chrétienne et moralisante du Physiologus, compilation écrite à Alexandrie au IIIe siècle, sorte d'encyclopédie où le monde animal, réel ou fabuleux, est considéré comme un miroir des passions humaines. La figuration humaine a elle aussi reçu cette charge symbolique. Le corps humain n'a aucune valeur en soi : accessible aux métamorphoses, il est traité selon ce qu'on veut montrer. L'image, simple décor ou instrument d'enseignement acquiert, grâce à la maîtrise des registres et à la juxtaposition des formules, un pouvoir extraordinaire : « Femme je suis povrette et ancienne, /Ne riens ne sçait, oncques lettres ne leuz. /Au moustier voy, dont suis paroissienne, /Paradis painct, où sont harpes et luze, /Et ung enfer où dampnez sont boulluz. /L'ung ma fait peur, l'aultre joye et liesse... » (Villon, ×uvres poétiques).