Charlemagne. (suite)
Un équilibre fragile
Conquérant, visionnaire, organisateur (on a envie de dire « ordonnateur », tant l'obsession de l'ordre est patente dans toute son œuvre politique), législateur dans les domaines de l'infiniment grand et de l'infiniment petit, promoteur de ce qu'on appelle la renaissance culturelle carolingienne, maître de (presque) tout l'Occident chrétien et restaurateur de l'Empire : l'épithète de magnus que la tradition a donnée à Carolus ne paraît décidément pas usurpée, et c'est avec de bonnes raisons qu'on le considère aujourd'hui comme le père (politique autant que culturel) de l'Europe. Mais, si la légende s'est aussi volontiers emparée de la figure de Charlemagne, c'est que son règne marque un point d'équilibre particulièrement éphémère dans l'histoire des sociétés occidentales. En effet, dès la fin de celui-ci, deux événements laissent présager un sombre avenir. D'une part, l'apparition sur les côtes de l'Empire (en Vendée dès 799, puis en Frise en 810) des premières voiles scandinaves, annonciatrices du déferlement des raids vikings sur l'ensemble de l'Occident dans les décennies suivantes. D'autre part, le projet de partage de l'Empire établi en 806 entre les trois fils légitimes survivants de Charles : Charles le Jeune, Pépin et Louis, associés depuis longtemps à la royauté, mais qui désormais se voient attribuer un tiers de l'héritage paternel. Ce projet implique le risque de faire éclater, dès la mort de son fondateur, l'unité de l'Empire si péniblement réalisée. Seule la mort précoce des deux premiers fils permettra à Louis, désormais unique héritier, d'être associé en 813 à la dignité impériale de son père, juste avant la mort de celui-ci, au début de 814.
Mais, quand Louis compromettra à son tour son autorité en concevant des projets de partage successifs et contradictoires entre ses propres héritiers, quand une guerre fratricide déchirera la société franque, les aristocrates, que Charles avait encouragés à confondre le service public dû au détenteur de la puissance souveraine et le service privé dû à la personne du roi, seront tentés, confrontés à la défaillance de celle-ci, de lui refuser le service public et d'usurper les charges exercées en son nom. Large de vue et fondatrice, la politique de Charles ne fut pas sans responsabilité dans l'éclosion, à terme, de ce que l'on convient d'appeler la féodalité.