Comme l'ont noté de nombreux voyageurs étrangers, le pain était autrefois « la principale nourriture des Français » : « Ils l'aiment tellement, notait en 1800 l'Allemand Heinzmann, qu'aucun Français ne peut manger s'il est privé de pain. »
Cela reste vrai aujourd'hui, dans une certaine mesure ; mais les quantités de pain consommées ont considérablement diminué : en 1975, les Français n'en mangeaient plus que 182 grammes par jour, en moyenne, contre 325 en 1936, et 600 en 1880. Du XVIe au XVIIIe siècle, on mesure l'importance du pain dans l'alimentation à la gravité des crises céréalières, aux décès et aux émeutes qu'elles engendraient, et à l'extrême attention apportée par les autorités municipales et royales à l'approvisionnement en céréales, à la qualité du pain et à son prix.
Prééminence du pain.
• On explique généralement la forte consommation de pain par la pauvreté. De fait, une étude sur la Provence aux XIVe et XVe siècles confirme que, plus on était situé bas dans l'échelle sociale, plus la part du pain dans l'alimentation était importante. En chiffres absolus, cependant, nobles et prélats de cette époque, en consommaient davantage que les pauvres : chez les nobles d'Auvergne, 1 050 grammes par jour et par personne au château de Vic en 1380, et 1 090 grammes au château de Murol en 1403-1420 ; 1 170 grammes à l'évêché d'Arles, entre 1429 et 1442. Il est vrai que ces quantités comprennent non seulement le « pain de bouche » mais également le « pain de tranchoir », c'est-à-dire les tranches de gros pain sur lesquelles, faute d'assiettes plates, les convives coupaient leur viande. Or, ce pain imbibé de jus n'était pas consommé par le seigneur et ses commensaux mais donné aux chiens, ou distribué aux pauvres après le repas. Cependant, au XVIIIe siècle, longtemps après la disparition des tranchoirs, on trouve encore d'énormes rations de pain dans la consommation des élites, par exemple chez les collégiens : 721 grammes au collège de Beaumont-en-Auge, 817 grammes à Molsheim (Alsace), 1 033 grammes à Toulouse, et 1 100 grammes à Auch. Or, ces collégiens bénéficiaient aussi d'importantes rations de viande et d'autres types d'aliments. En effet, le pain n'était pas seulement un aliment populaire mais, pour toutes les classes sociales, la nourriture par excellence : la plus valorisée en même temps que la plus commune. C'est toujours du pain - et, souvent, uniquement du pain - que les artistes représentaient, au Moyen Âge, sur les tables de repas des diverses catégories sociales ; c'est de la qualité du pain qu'on parlait d'abord lorsqu'on rendait compte des nourritures étrangères vues ou goûtées au cours d'un voyage à l'étranger ; et c'est à la qualité du pain que l'on jugeait de la richesse d'une région.
Nombre d'historiens et d'ethnologues ont souligné le caractère sacré du pain dans l'ancienne société chrétienne, et l'ont mis en rapport avec le sacrifice eucharistique. Outre l'hostie consacrée, on a d'ailleurs longtemps distribué du pain béni à l'église, à l'exclusion de toute autre nourriture. Le rôle particulier que le christianisme a dévolu au pain ne peut donc avoir été sans influence, y compris dans les régions les moins propices à la culture des céréales. Sans doute explique-t-il aussi qu'on ait pris pour base de l'alimentation un aliment dont la fabrication est si longue et si complexe, nécessitant de gros investissements en fours et en moulins, du moins de ce côté-ci de la Méditerranée. Il ne faudrait cependant pas surestimer cette influence, ni imaginer que l'histoire du pain a commencé avec le Christ. S'il a été mis au cœur du sacrifice non sanglant des chrétiens (alors que les peuples païens et les juifs se partageaient la viande des animaux sacrifiés), c'est que l'alimentation des sociétés civilisées de l'Antiquité était déjà fondée sur les céréales et que le pain avait déjà un rôle central, comme nourriture quotidienne sinon comme nourriture de fête.
Vertus du pain.
• Dans Agriculture et maison rustique (1572), Charles Estienne et Jean Liébault expliquent autrement cette prééminence : si « le pain tient le premier rang entre les choses qui doivent nourriture à l'homme », c'est que « le pain seul ne déplait jamais, soit en santé ou maladie ». Quand on est malade, « c'est le dernier appétit perdu, et le premier recouvré » ; en santé, c'est ce que l'on mange du début à la fin du repas ; et on le trouve « plaisant et agréable en toutes sortes de repas », ce qui n'est pas le cas des autres aliments. Plus étrange à nos yeux, Estienne et Liébault affirment que le pain « est doué de toutes les saveurs », et « contient en soi tout ce que l'on pourrait goûter de plaisant et d'agréable ès [dans les] autres viandes ». En outre, les autres nourritures, « étant soient-elles de bon goût [...], ne pourraient être d'agréable ni profitable manger à la santé, si on ne les accompagnait de pain » : en effet, « le pain par sa bonté corrige les vices des autres viandes, et aide leurs vertus ». Aussi mangeait-on autrefois, quel que soit le milieu social, du pain avec tout, y compris les fruits, ce qui est devenu rare aujourd'hui.