pèlerinage. (suite)
Crises, reconquêtes, défaites.
• La critique humaniste qui oppose le « pèlerinage intérieur » aux débordements des dévotions populaires, puis la Réforme protestante qui récuse les fondements théologiques du salut par les œuvres, de l'intercession des saints et du culte marial, précipitent la crise du pèlerinage médiéval à l'aube du XVIe siècle. Les violences huguenotes conduisent à la destruction de nombreux sanctuaires (sac de Rocamadour en 1562, de Garaison en 1589). Au cours du XVIIe siècle pourtant, la Réforme catholique, en réaffirmant, à la suite du concile de Trente, le dogme de la communion des saints et la légitimité du culte des images et des reliques, donne au pèlerinage un nouvel élan spirituel et matériel. Parmi les sanctuaires anciens ou nouveaux honorés par la piété tridentine et fortement structurés par le clergé régulier ou séculier, Chartres et Le Puy, le Mont-Saint-Michel, Notre-Dame de Boulogne, Notre-Dame de Liesse en Laonnois, Notre-Dame des Ardilliers à Saumur, Notre-Dame-la-Grande à Poitiers, Notre-Dame de Fourvière à Lyon, Notre-Dame-de-la-Garde à Marseille, la Sainte-Baume et Notre-Dame de Cotignac en Provence, Notre-Dame-de-l'Épine en Champagne, Notre-Dame-des-Trois-Épis et Marienthal en Alsace, Notre-Dame de Garaison en Gascogne, Sainte-Anne d'Auray en Bretagne, Sainte-Reine d'Alise en Bourgogne, constituent les centres de la dévotion pèlerine de l'Ancien Régime. La figure, tardive mais non pas isolée - si l'on en juge par les registres de l'hospice romain de Saint-Louis-des-Français, où l'on relève son nom en 1775 au milieu de centaines de mentions de pèlerins -, d'un Benoît Labre (1748-1783), venu à Rome de son Artois natal par Saint-Jacques-de-Compostelle, Einsiedeln, Assise et Lorette, pour y mourir en « odeur de sainteté », et que l'Église canonisera en 1881, jette quelque lumière sur les silhouettes obscures des pauvres et des dévots qui parcourent encore par milliers, à la veille de la Révolution, les routes de la France et de l'Europe.
Le XVIIIe siècle remet en cause cette dynamique sous les assauts conjugués du jansénisme ou du rigorisme des clercs (rétifs à l'égard des dévotions populaires), de la monarchie administrative (qui ferme les hospices et multiplie les règlements à l'encontre des pèlerins assimilés aux vagabonds), de la philosophie des Lumières, (qui dénonce sans relâche le pèlerinage comme une forme de « fanatisme » et de « superstition »), de la Révolution, enfin, qui détruit, vend ou sécularise de nombreux sanctuaires, disperse leurs desservants, détruit les reliques et les images saintes, et interdit leur culte. Au lendemain de cette rupture violente intervenue dans l'histoire du pèlerinage chrétien, le premier XIXe siècle manifeste un recul profond du geste pèlerin : le Mont-Saint-Michel est devenu une prison ; la Sainte-Chapelle, une annexe du Palais de justice ; Rocamadour et Conques, des églises paroissiales menacées de ruine ; et soixante-dix-sept Français seulement (dont douze Corses) sont recensés sur les registres romains de l'année sainte 1825.
Le renouveau du xix• e siècle.
Il faut attendre le milieu du XIXe siècle pour que le pèlerinage connaisse en France une « recharge sacrale » (A. Dupront), liée à la restauration de l'Église, à l'expansion du culte marial et à la réactivation des cultes anciens par un clergé missionnaire s'appuyant sur la tradition des lieux, l'archéologie et l'histoire. Dans les années 1850, ce sont 60 000 à 80 000 pèlerins qui se pressent chaque année autour du curé d'Ars (1786-1859), confesseur vénéré par les foules comme un saint vivant. Les apparitions mariales de La Salette (1846), Lourdes (1858) et Pontmain (1871) drainent immédiatement et spontanément les fidèles vers les lieux indiqués par les « voyants », et bientôt pris en main par les autorités ecclésiastiques. Dans les années 1870, à la faveur du climat d'expiation collective et de mobilisation religieuse et politique consécutif à la défaite et à la Commune, se développe un formidable élan dévotionnel animé par le périodique des assomptionnistes, le Pèlerin (1873). Épicentre du mouvement, Paray-le-Monial, où sont conservées les reliques de Marguerite-Marie Alacoque (1647-1690), propagatrice du culte réparateur et sacrificiel du Sacré Cœur, attire de 1873 à 1877 100 000 à 200 000 pèlerins et de nombreux députés catholiques et monarchistes aux chants de « Dieu de clémence/Dieu protecteur/Sauvez Rome et la France/Au nom du Sacré Cœur ». C'est à Paray que s'invente la formule du pèlerinage contemporain : organisation de masse du transport et du séjour par train spécial et hébergement collectif. Lourdes, qui fascinera Zola et Huysmans, reprend ce modèle et s'impose dès la fin du XIXe siècle comme le premier pèlerinage de la France et du monde catholique avec 140 000 pèlerins dès 1873, un million en 1908, plus de cinq millions en 1990, venus chercher, en avion, en train ou en voiture, une guérison physique, un réconfort matériel ou spirituel auprès de la grotte des apparitions. La ferveur des foules de Lourdes apparaît intimement liée à l'intensité du culte de l'Immaculée Conception de la Vierge, proclamé en 1854, et à la figure lumineuse de la « Voyante », Bernadette Soubirous, béatifiée en 1925 et canonisée en 1933 ; le pape Jean-Paul II s'y rend en 1983.
Ainsi, le pèlerinage à la fin du XXe siècle, à travers ses principaux lieux (Lourdes, La Salette, la rue du Bac à Paris, les basiliques Sainte-Thérèse de Lisieux et Saint-Jean-Marie-Vianney d'Ars), perpétue en France, en les renouvelant au fil des siècles, les gestes et le sens d'une longue et vivace tradition sacrale.