alphabétisation. (suite)
Les résultats ont inspiré quelques regrets et critiques. Si loin qu'il soit allé en amont de la Révolution, Maggiolo s'est résolu à laisser dans l'ombre la période antérieure à 1686. Mais il avait fallu attendre 1667 pour que la signature des actes de mariage par les époux et par quatre témoins fût officiellement obligatoire dans l'ensemble du royaume. Le cadre départemental, retenu pour le classement des chiffres, ne saurait valoir pour l'Ancien Régime. En outre, les échantillons sont de taille fort inégale suivant les départements, et la plupart des sondages, effectués par des maîtres d'école de village, affaiblissent notablement la représentation des villes. Depuis la redécouverte de cette enquête, à la fin des années cinquante, l'essentiel du débat a porté sur la pertinence de l'indicateur choisi par Maggiolo : la signature peut-elle être tenue pour un indice sûr de l'aptitude à lire et à écrire ? On peut certes estimer, avec Yves Castan, qu'elle n'est qu'un degré zéro de la culture ou, avec J. Meyer, qu'elle doit être considérée comme un degré intermédiaire entre lecture et écriture. Or la pédagogie ancienne dissociait l'apprentissage de la lecture et celui, jugé plus difficile, et pour cette raison plus tardif, de l'écriture. Comme l'ont souligné Roger Chartier, Marie-Madeleine Compère, Dominique Julia et Bernard Grosperrin, les petites écoles de l'Ancien Régime ont produit plus de « lisants » que de « signants », dans une proportion que les historiens ne peuvent mesurer. Pour la plupart, ils se sont donc rangés au sage avis de Jean Quéniart : si incertaine que soit l'interprétation des comptages de signatures, la pauvreté des moyens dont ils disposent pour entrevoir la réalité de l'alphabétisation ancienne leur interdit de s'arrêter à leurs insuffisances.
Ces résultats font ressortir quatre types de conditions qui ont contribué à prolonger longtemps la sous-alphabétisation. Les cartes dressées à partir des données chiffrées ont confirmé, pour l'essentiel, la validité d'une ligne continue reliant Saint-Malo à Genève, identifiée dès 1826 grâce aux statistiques du baron Dupin sur l'instruction populaire. Cette ligne figure en quelque sorte la frontière entre la « France obscure » de l'Ouest et du Midi et la « France éclairée » du Nord et du Nord-Est. D'autres oppositions apparaissent, entre les riches et les pauvres, entre les citadins, plus précocement alphabétisés, et les ruraux, enfin entre les hommes et les femmes, très inégalement scolarisés.
En somme, le bilan n'est point si défavorable à l'Ancien Régime : à la fin du XVIIe siècle, déjà près du tiers des hommes et un huitième des femmes pouvaient signer leur acte de mariage. Si la Révolution a préparé les irréversibles progrès du XIXe siècle, c'est par ses principes et ses projets plus que par ses mesures effectives : d'après les évaluations de Maggiolo, le taux d'alphabétisation des hommes est passé de 47,4 % en 1786-1790 à 54,4 % en 1816-1820, et celui des femmes, dans le même laps de temps, de 26,8 % à 34,5 %. Les textes de 1881, 1882 et 1886 ont couronné une législation à laquelle Guizot, en imposant aux communes l'ouverture d'une école (loi de 1833), puis Duruy, promoteur de la gratuité de l'instruction primaire et de la scolarisation des filles (loi de 1867), avaient apporté des contributions décisives.
Alphabétisation d'hier et d'aujour-d'hui.
• Si l'on ne croit plus aujourd'hui que l'alphabétisation résulte exclusivement de la scolarisation, il ne reste pas moins qu'au XIXe siècle l'alphabétisation des adultes n'a jamais été envisagée autrement qu'en liaison étroite avec l'instruction élémentaire des enfants. En 1864, Duruy a même autorisé les instituteurs à ne faire que cinq heures de classe aux enfants pour pouvoir donner ensuite des cours du soir aux adultes. On rejoint ici les problèmes sociaux et culturels posés par l'alphabétisation dans le monde contemporain. La scolarisation élémentaire ancienne, courte, légère, intermittente, échouait souvent à assurer l'accès définitif à la culture écrite, l'enfant retombant vite, après avoir quitté l'école, dans l'analphabétisme familial. Cette fragilité de l'alphabétisation par la seule école affecte encore couramment les sociétés du tiers-monde. L'intégration des travailleurs étrangers en France s'est heurtée à d'autres obstacles, dont certains sont très comparables à ceux que rencontraient les maîtres d'autrefois dans les écoles de campagne. La règle d'alphabétiser ces populations dans une langue qui n'est pas leur langue maternelle ne va pas sans problèmes de conscience : ne contribue-t-on pas par là au déracinement, et donc à l'affaiblissement de la cohésion sociale ? Ces questions, comme toutes celles que pose la généralisation planétaire du primat conféré à la culture écrite, sont la rançon de notre vision unitaire, sinon uniformisatrice, du progrès de l'humanité.