république (suite)
Le mot de « ralliement », dans le vocabulaire historique usuel, évoque la grande initiative du pape Léon XIII (1892), lorsqu'il fit observer aux catholiques français que l'existence de la monarchie n'était pas un article de foi, et qu'il pouvait être plus utile d'accepter la forme républicaine du régime pour mieux combattre ce que sa législation avait de réellement impie (le divorce, l'école sans Dieu, etc.). Initiative d'abord peu suivie d'effets, mais de longue portée dans son principe. On peut en rapprocher celle de Pie XI, qui, en condamnant l'Action française (1926), incitera plus nettement encore les catholiques à se détacher de leur vieille fascination monarchique et autoritaire pour se consacrer à fonder une démocratie chrétienne, républicaine évidemment.
Mais on doit pouvoir parler de mouvement de ralliement à la république en donnant son sens le plus général au terme « ralliement », et en prenant en compte d'autres motivations. Peut-être d'abord, tout simplement, l'effet du temps, qui rendit de plus en plus improbable une restauration monarchique, et qui laissa les royalistes ou bonapartistes s'acclimater à la vie des institutions libérales et débonnaires de la république, laquelle leur livrait d'ailleurs de larges espaces d'influences locales et régionales. Un républicanisme d'accoutumance, en quelque sorte.
La principale raison, cependant, d'acceptation de la république par la droite reste sans doute le patriotisme. La droite contre-révolutionnaire et catholique s'était très vite, au XIXe siècle, détournée des antécédents douteux (car fort peu nationaux) de l'émigration et de la chouannerie, pour intégrer (ou réintégrer) la patrie française dans son système de valeurs. Son patriotisme ne le cédait en rien à celui de la gauche, bien qu'il fût fondé sur d'autres prémisses.
Or, il se trouva qu'en 1870-1871 la république (le gouvernement de la Défense nationale) avait, comme on dit, sauvé l'honneur, tandis que le dernier monarque de la France l'avait compromis (désastre de Sedan, trahison de Bazaine...). Cet argument - la République fut plus nationale que l'Empire - avait valeur d'évidence dans les années 1870, et Gambetta sut d'ailleurs en user avec quelque efficacité pour attirer vers la république une partie des cadres de l'armée. Bien des légitimistes qui s'étaient habitués à servir « la France » dans l'armée, même après 1830, continuèrent à « la » servir dans l'armée de la République, et finirent par se retrouver républicains lorsqu'il fut devenu manifeste que la « République française » était l'avatar présent de la France tout court. Il est à peine besoin d'ajouter que la république devait être encore renforcée, dans cet esprit, par le fait d'avoir présidé à la victoire et à l'énorme exaltation nationale de 1918. Poincaré et Clemenceau, républicains symboles de la victoire, parachevaient l'œuvre morale de Gambetta.
À cette date, dans le premier quart du XXe siècle, il est devenu tout à fait clair qu'on peut être républicain et conservateur ; en d'autres termes, qu'il y a des républicains à droite (bien que, nous l'avons dit, la gauche dût longtemps refuser d'en convenir). Mais ces républicains de droite sont aussi des républicains à définition minimale : leur république est réduite à l'essentiel (pas de roi, État de droit, libertés et élections), elle ne leur impose ni de respecter la Révolution, ni de défendre la laïcité, ni d'identifier les institutions idéales au régime parlementaire.
La république rendue centriste par la lutte sociale
Par une autre voie, les termes de « république » et « républicain » connaissent vers la même époque, environ vers la fin du XIXe siècle, un autre infléchissement de leurs connotations. Nous faisons allusion à la question sociale.
Vers 1880, toute la gauche était républicaine, et ce mot portait tous ses espoirs, y compris celui du bien-être et de l'harmonie sociale. Or, vers 1890, une partie de ces espoirs était déçue, la république s'était trouvée adaptable et adoptable par le capitalisme et la bourgeoisie, et le mouvement ouvrier, épris de justice sociale, s'était rendu compte qu'il fallait chercher au-delà, vers un programme et un idéal socialistes. Dès lors, ceux des républicains avancés qui sont devenus socialistes ont fait l'essentiel de leur propagande sur le thème et le mot de « socialisme », et ils ont, du coup, laissé l'usage permanent de « république » et de « républicain » à ceux qui, n'étant pas devenus socialistes, se trouvaient désormais plus à droite qu'eux ! Chacun le sait bien, du reste, les Clemenceau, les Brisson ou les Combes eurent plus souvent la république à la bouche que les Guesde ou les Jaurès. La gauche socialiste est républicaine, certes. Mais elle s'affirme surtout comme telle - et aujourd'hui encore - dans les grandes occasions, quand il y a une révolution à commémorer, ou quand une menace paraît peser sur la démocratie. En dehors de ces deux cas, la gauche socialiste ou communiste s'affirme ... socialiste ou communiste, et donne donc l'impression d'un républicanisme à éclipses. Rude handicap en face des radicaux ou des modérés qui parlent, eux, de république tous les jours ! Ainsi s'explique ce fait incontestable que la famille de mots « république », « républicain »... s'est historiquement, longuement, donc irrésistiblement, liée à une position de centre gauche, un centre gauche où l'on admet deux fronts de lutte : l'un, principal, contre la droite, l'autre, en principe secondaire, contre l'extrémisme révolutionnaire plus ou moins marxiste. Sous Louis-Philippe le « républicanisme » naissant était situé à l'extrême gauche. Sous la IIIe République, il est assez nettement positionné au centre gauche. Rançon de la victoire, en quelque sorte.
La république, niée par Vichy et conquise par le gaullisme
Les péripéties du XXe siècle ont ajouté à cette évolution de longue durée deux tournants importants mais de bien inégale portée, et qu'évoquent les noms de Philippe Pétain et de Charles de Gaulle.
En 1940, les hommes de Vichy, loin d'enregistrer le fait patent de la banalisation et de l'embourgeoisement du régime républicain, ont retrouvé contre lui les vieilles haines contre-révolutionnaires : en s'intitulant « État français », Vichy supprimait ostensiblement la République française. Aussi bien, l'effigie du Maréchal remplaçait-elle celle de Marianne sur les monnaies et les timbres-poste. Bien entendu, la défaite du nouveau régime et sa compromission avec l'ennemi hitlérien rendirent, par contrecoup, du lustre à la république. De 1940 à 1944, la plupart des mouvements de la Résistance s'étaient proclamés républicains en même temps que patriotes, et, dans la France libre, de Londres à Alger, l'idée de restaurer la république en même temps que l'indépendance nationale s'était vite fait sa place.