mai 68 (suite)
Tous les partis politiques, de la gauche à la droite, acceptent la résolution de la crise par les élections et préparent la campagne électorale. Les syndicats négocient branche par branche des avantages parfois supérieurs à ce qui avait été proposé à Grenelle. Mais, si la reprise du travail s'accélère à partir du 5 juin, des bastions subsistent : c'est le cas de la métallurgie, de la construction automobile, de la chimie. De nouvelles violences ont lieu autour de Renault-Flins (où un lycéen poursuivi par la police se noie) et à Peugeot-Sochaux : les affrontements avec gardes mobiles et CRS font deux morts chez les ouvriers le 11 juin. Quant aux journalistes de télévision, ils poursuivent leur grève jusqu'à la mi-juillet.
Les « élections de la peur » du 23 et du 30 juin manifestent une adhésion populaire au régime. La contestation semble morte et la victoire du général de Gaulle, éclatante. Le président de la République remplace d'ailleurs son Premier ministre Georges Pompidou, coupable à ses yeux d'avoir pris une place jugée trop importante dans le règlement de la crise, et s'apprête, d'après sa propre boutade, « à faire une politique PSU avec une assemblée PSF ». Cette victoire n'est qu'apparente : en avril 1969, une majorité rejette par référendum la réforme des institutions proposée par de Gaulle, qui démissionne comme il s'était engagé à le faire en cas d'échec, laissant le champ libre à Georges Pompidou.
De « mai 68 » aux « années 68 »
Les déterminations des manifestants et des grévistes de mai-juin 1968 ont été multiples et leurs implications dans les événements, diverses. Il n' y a pas - bien que le concept de génération ait connu une fortune ultérieure - d'expérience générationnelle commune, même si un fil conducteur - la contestation de l'autorité et de la hiérarchie - se retrouve dans les différents mouvements dont les chronologies se juxtaposent, sans se succéder ou s'entrecroiser : on ne peut sans doute pas parler d'une évolution qui irait de la crise étudiante (jusqu'au 13 mai) à la crise sociale, puis à la crise politique (à partir du 27 mai), puisque ces différentes phases sont étroitement imbriquées. De ce fait, ce fil conducteur explique que, si la dénomination « mai 68 » réduit la période à celle où l'État a chancelé, et si la crise elle-même se limite aux mois de mai et juin 1968, une contestation rampante, multiforme, et parfois violente, se déploie pendant une longue décennie, « les années 68 », et ne s'éteindra véritablement qu'avec l'alternance politique de 1981 et la fin des utopies.
Plusieurs exemples illustrent cette perpétuation de la contestation. Ainsi, toutes ces années dans les lycées et les universités, ont été rythmées par les grèves et les établissements secondaires ont connu une mutation ; par ses actions spectaculaires en faveur de la liberté de la contraception et de l'avortement, le Mouvement de libération des femmes, né publiquement en 1970, a précipité - y compris sur le plan législatif (loi Veil de 1975) - des évolutions antérieures ; les grèves nombreuses des ouvriers spécialisés (OS) - français et immigrés - dans les usines ont perduré, même après le déclenchement de la crise économique mondiale, et ont abouti à une transformation de l'organisation du travail (robotisation des usines de construction automobile par exemple) ; enfin, les revendications régionalistes bretonnes, corses ou occitanes ont en partie suscité l'élaboration de la loi de régionalisation de 1982.
On ne peut cependant occulter la part de l'accidentel et la profondeur de la crise même de mai-juin 1968 : le pays s'est divisé, l'unité nationale a semblé être remise en cause, l'État a paru un temps vaciller ou hésiter, les fractures du passé ont été réouvertes à divers titres. Cette faille dans le corps social et dans la nation explique sans doute la référence récurrente à 68 dès qu'une grève ou une manifestation prennent de l'ampleur. Le mouvement social des mois de novembre-décembre 1995 en témoigne. Les événements de mai 68 n'ont en effet jamais disparu des références politiques ou médiatiques. Ils ont été l'objet de célébrations régulières, en particulier à la télévision. Pierre Nora est allé jusqu'à écrire, dans la conclusion des Lieux de mémoire, que « l'événement n'a de sens que commémoratif ». Cette appréciation pose la question des processus par lesquels se constitue la mémoire historique d'un événement et quelles fonctions remplissent les commémorations. En effet, les représentations les plus courantes, dans la presse ou à la télévision, réduisent mai 68 à une révolte étudiante au Quartier latin et aux affrontements, sans réelle gravité, avec la police. Ces mêmes étudiants auraient ultérieurement poursuivi leur carrière et acquis des postes de responsabilité. Une représentation confortée par les témoignages d'acteurs vedettes qui racontent avec délectation leur jeunesse frondeuse et leurs illusions perdues, ce qu'un historien, Jean-Pierre Rioux, a appelé « la pavane de la génération ». La notion de génération - largement « mythique » (Jean-François Sirinelli) - s'est généralisée en 1986 après les grèves étudiantes et a été reprise dans la propagande socialiste (« la génération Mitterrand »), 1988 marquant l'apogée de sa diffusion. Pourtant, des enquêtes d'opinion montrent que, vingt ans après, le souvenir le plus marquant que les Français gardent de la crise de mai-juin 1968 est, loin devant les manifestations parisiennes, celui de la grève générale. C'est sans doute parce que cette dernière a paralysé un temps le pays, provoqué une rupture dans la vie quotidienne de tous, fragilisé l'unité de la nation et fait chanceler l'État que l'événement conserve une si grande place dans la mémoire collective.