Vichy (régime de). (suite)
Le retour de Laval, en avril 1942, marque un virage politique important. Dès le printemps 1941, Darlan a vu son étoile pâlir. L'aventureuse signature des « protocoles de Paris » conduit à la perte humiliante du Levant ; la politique de collaboration ne porte pas ses fruits (le pourrait-elle ?) et les lancinantes questions des prisonniers et du rationnement conduisent à la montée d'un mécontentement populaire qui sape les assises du régime et favorise les entreprises de la Résistance (en août 1941, Pétain fustige le « vent mauvais » qui se lève) ; surtout, les Allemands, engagés dans une guerre totale à l'Est, souhaitent le retour au pouvoir de celui qui a leur confiance : Laval, qui, en juin 1942, déclare souhaiter la victoire de l'Allemagne « parce que, sans elle, le bolchevisme, demain, s'installerait partout », accentue encore la collaboration, en particulier sur le plan économique, et lui donne un visage ultrarépressif (rafles de juifs, opérations militaires contre la Résistance). Alors que le rationnement ne cesse de s'aggraver, l'annonce, en septembre 1942, d'une loi sur l'orientation de la main-d'œuvre soulève de vives protestations. L'instauration du service du travail obligatoire (STO), en février 1943, provoque le divorce définitif entre le régime de Vichy et les Français et favorise l'apparition des maquis.
Sur le plan politique, les deux dernières années du régime sont marquées par la montée en puissance des éléments les plus radicaux représentés, en particulier, par la Milice. L'origine de ce corps paramilitaire se trouve dans la Légion française des combattants, créée à l'été 1940. La Légion, qui regroupait autoritairement l'ensemble des associations d'anciens combattants, était conçue par Pétain comme un instrument à la fois de propagande (les manifestations de la Légion rythmaient la vie des villes de zone sud) et de soutien du régime. Au sein de la Légion, Joseph Darnand a formé, en 1941, un Service d'ordre légionnaire qui, de simple service de sécurité des défilés de la Légion, s'est mué peu à peu en une redoutable police parallèle. En janvier 1943, avec l'autorisation de Laval, qui espère ainsi contrôler le mouvement, Darnand crée la Milice, qu'il place sous l'autorité conjointe des Allemands. La Milice, spécialisée dans la traque des juifs et la répression de la Résistance (elle participe à l'écrasement du maquis des Glières, à l'hiver 1944), ne cesse de gagner en influence et pénètre l'appareil d'État. En janvier 1944, Joseph Darnand entre au gouvernement en qualité de secrétaire général au maintien de l'ordre et impose la création de cours martiales composées de miliciens. Dans le même temps, les Allemands n'ont cessé de faire pression sur Pétain et sur Laval pour qu'ils ouvrent le gouvernement aux collaborationnistes parisiens, depuis longtemps engagés à leurs côtés. Déjà, en 1941, Vichy avait dû autoriser la création d'une Légion des volontaires français (LVF) qui, Doriot à sa tête, partait pour le front de l'Est et rêvait d'édifier, auprès des nazis, l'Europe nouvelle débarrassée du double fléau judéo-bolchevique. Avec la formation du ministère Laval, en avril 1942, certaines têtes pensantes de la collaboration parisienne (tel Abel Bonnard, à l'Éducation nationale) ont fait leur entrée au gouvernement. En novembre 1942, lors du débarquement des Américains en Afrique du Nord, la dernière chance de salut se présente au régime de Vichy ; mais Pétain, enfoncé dans un étroit nationalisme « terrien » et sans doute dernier fidèle de la « révolution nationale », écarte l'idée de gagner Alger. En janvier 1944, après une ultime et vaine tentative de résistance de Pétain, dont les actes sont désormais soumis au contrôle direct des Allemands, un nouveau pas est franchi avec l'élévation au rang de ministre de Philippe Henriot (à l'Information et à la Propagande) et de Marcel Déat (au Travail).
Le régime de Vichy était-il fasciste ? À cette épineuse question, l'historiographie a apporté une réponse nuancée. Dans ses fondements idéologiques comme dans ses modalités d'application, la « révolution nationale » s'inspire beaucoup plus de la pensée contre-révolutionnaire française que du fascisme. Ainsi, à Vichy, on ne trouve ni parti unique ni trace de paganisme. Même l'antisémitisme du régime s'inspire beaucoup plus des théories d'exclusion de Maurras que de la folie exterminatrice des nazis. Le compromis défini entre le régime et l'Église sur la question de l'autonomie des mouvements de jeunesse révèle le refus d'assumer un embrigadement totalitaire de la population. Néanmoins, l'étreinte allemande et le choix de la collaboration finirent par imposer des hommes et des solutions qui traduisaient une évidente dérive fasciste. Le dernier Vichy, dominé par la Milice, au visage ultrarépressif et complice du génocide nazi, était sans doute en voie de fascisation avancée.
À l'été 1944, tandis que les Allemands enlèvent le gouvernement de Vichy et l'installent à Sigmaringen (où Pétain se considère comme leur prisonnier), le régime s'écroule sans la moindre résistance, exceptée celle de quelques miliciens privés de toute retraite et promis aux foudres de l'épuration populaire. Vichy, ayant depuis longtemps perdu tout soutien populaire et n'étant plus qu'un satellite de l'Allemagne nazie, a fini par dresser contre lui une coalition politique inédite qui, sous la direction du général de Gaulle, s'étend des communistes à la droite libérale.
L'ombre de Vichy
Cinquante ans après sa chute, le régime de Vichy continue de hanter la mémoire collective des Français. L'attitude de la classe politique et de la société civile à l'égard de cet encombrant héritage n'a jamais été univoque. À une longue période d'oubli volontaire et sélectif a succédé, depuis le début des années 1970, une bruyante et parfois obsessionnelle « redécouverte » de Vichy.
Dès la Libération, les éléments du « syndrome » décrit par l'historien Henry Rousso sont en place, constitués par la célébration de mythes résistancialistes et par l'occultation de Vichy. Gaullistes et communistes, qui dominent la scène idéologique d'alors, développent de puissants mythes qui, en exaltant leur propre action résistante, dédouanent la société de toute responsabilité. À l'équation gaulliste - le général de Gaulle a incarné la Résistance, elle-même expression de la « vraie France » - s'oppose l'axiome communiste : le « Parti des 75 000 fusillés » a conduit l'action de la classe ouvrière, âme de la Résistance et de la nation. Quant à l'occultation de Vichy, elle commence durant la guerre. Dès octobre 1940, depuis Brazzaville, ralliée à la France libre, le général de Gaulle dénie au gouvernement de Vichy toute légitimité, le condamnant à l'oubli de l'histoire. À la Libération, l'occultation prend des formes diverses. Sur le plan juridique, elle passe par l'abrogation en bloc des « actes dits 'lois' de l'autorité se prétendant 'gouvernement de l'État français' ». L'épuration frappe de nombreux collaborateurs et prive de leurs droits civiques les parlementaires qui ont voté les pleins pouvoirs au maréchal Pétain le 10 juillet 1940. Les lois d'amnistie votées en 1951 puis en 1953 participent encore de ce refoulement. Pourtant, les pétainistes rescapés ne se résignent pas au silence. À la fin des années 1940, profitant du climat créé par la guerre froide, ils dénoncent les excès de l'épuration (le chanoine Desgranges publie, en 1948, les Crimes masqués du résistancialisme), pour mieux amorcer une réhabilitation de l'œuvre du Maréchal. De même, les guerres coloniables offrent à l'extrême droite l'occasion de relever la tête. La guerre d'Algérie apparaît aux yeux des nostalgiques de Vichy comme une revanche posthume. Au sein de l'armée, les drames de conscience des années 1940 se répètent, souvent à fronts renversés : en 1961, des officiers putschistes n'hésitent pas à se référer à l'acte de rébellion du général de Gaulle le 18 juin 1940 pour justifier, au nom du respect de la parole donnée, leur opposition à une légalité qui leur semble vide de sens, dorénavant incarnée par le même de Gaulle. Le trouble est encore augmenté par l'engagement d'anciens résistants (Bidault, Soustelle) dans le camp de l'Algérie française, au nom des idéaux de la Résistance. Toutefois, au début de la V<sup>e</sup> République, ce premier réveil de Vichy est étouffé par le poids de la mythologie gaullienne. En 1964, le transfert des cendres de Jean Moulin au Panthéon et l'ostensible commémoration de la libération du territoire par les forces françaises marquent l'apogée de cette mythologie.