Dictionnaire de l'Histoire de France 2005Éd. 2005
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République (Ve). (suite)

À ce moment, la joute présidentielle paraît lointaine puisque Georges Pompidou vient à peine de dépasser le mitan de son septennat. Mais - et c'est un autre élément important de cette année 1973 -, pour la première fois depuis quinze ans d'existence de la Ve République, le président, pièce maîtresse du dispositif institutionnel, est frappé par la maladie. Celle-ci n'a pas fait l'objet d'une annonce officielle, mais les changements dans l'apparence physique de Georges Pompidou ne peuvent laisser aucun doute. La Ve République se trouve brutalement confrontée avec cette question, au demeurant classique dans les grandes démocraties modernes : un pays peut-il être gouverné par un homme malade ? La réponse, en fait, est affaire d'appréciation plus que d'expertise historique. L'historien se bornera à constater que, surmontant des douleurs de plus en plus vives, le président répondit par l'affirmative à une telle question et mourut, en fonctions, le 2 avril 1974.

Mais l'année 1973 a été également fondamentale pour une autre raison, peut-être la plus importante puisqu'elle introduit un changement structurel dans l'histoire de la Ve République. À l'automne 1973, le premier « choc pétrolier » entraîne en deux mois un quadruplement du prix du baril de pétrole brut. Même si, probablement, cette augmentation brutale n'est qu'une des causes de la dégradation économique qui s'ensuit, le point d'inflexion se situe bien à ce moment. Aux « Trente Glorieuses » conquérantes succède une stagnation durable qui modifie la donne : alors que la production industrielle française avait progressé de 100 % en douze ans (de 1962 à 1974), elle n'enregistre qu'une hausse de 10 % au cours des douze années suivantes. Ce phénomène, accompagné d'une augmentation des prix atteignant dès 1974 15,2 % et d'une dégradation rapide du marché de l'emploi, sonne la fin des « années faciles » (Jean Fourastié). Désormais les gouvernements de la Ve République doivent gérer une situation économique difficile, placée sous le signe de la « stagflation » - c'est ainsi que les observateurs baptisent alors le couple stagnation économique/inflation - et du chômage. Assurément, la perception de ce changement de contexte économique par une opinion publique et par une classe politique habituées jusqu'ici à une croissance économique forte et à une société de quasi-plein emploi n'est pas immédiate. Pour cette raison même, les difficultés socioéconomiques se traduisent vite par une baisse de popularité des gouvernants. Valéry Giscard d'Estaing sera ainsi le premier président confronté à un tel contexte.

La présidence giscardienne (1974-1981).

• Face au candidat de l'Union de la gauche - François Mitterrand -, Valéry Giscard d'Estaing l'emporte avec seulement 425 000 voix d'écart. Mais le nouveau président dispose apparemment de forts atouts pour mettre en œuvre sa politique. Tout d'abord, il est parvenu à distancer au premier tour le candidat gaulliste, Jacques Chaban-Delmas. À cet égard, cette élection marque bien un tournant. D'autre part, dans une France qui n'est encore qu'effleurée par la crise économique, le jeune président - il a 48 ans - entend promouvoir le « changement ». Et, de fait, plusieurs mesures sont adoptées pendant les premiers mois du septennat qui paraissent prendre en charge les évolutions socioculturelles du pays perceptibles depuis le milieu des années 1960 : majorité à 18 ans, libéralisation de la contraception, loi Veil sur l'interruption volontaire de grossesse. De même que la « nouvelle société » de Jacques Chaban-Delmas avait absorbé une partie de l'onde de choc née des événements de mai 68, les réformes du président Giscard d'Estaing prennent acte des aspirations d'une société française parcourue par des forces de changement très puissantes.

Cela étant, comme pour le projet de Jacques Chaban-Delmas, les réticences et les obstacles se manifestent rapidement. Réticences d'une partie de la majorité présidentielle, sensibles au moment du vote de la loi Veil, qui n'est adoptée qu'avec l'appoint de parlementaires de gauche. Obstacles, aussi, en raison des premiers effets de la crise économique, que Jacques Chirac, nommé Premier ministre par le président, et son gouvernement doivent affronter. Pour toute une génération de responsables politiques dont la carrière s'est déroulée jusque-là sous le signe des « Trente Glorieuses » - c'est le cas notamment de Valéry Giscard d'Estaing et du Premier ministre Jacques Chirac (alors âgé de 41 ans) -, cette crise naissante est véritablement hors normes : elle surgit brutalement dans le paysage d'une société de croissance et de plein emploi.

Si l'on ajoute que les forces de l'union de la gauche continuent à enregistrer (aux élections cantonales du printemps 1976) une forte progression et que des tensions réapparaissent entre la droite libérale et le gaullisme - unis au pouvoir, mais dans un rapport de forces différent de celui prévalant sous de Gaulle et Pompidou -, on saisit mieux la place particulière de ce septennat dans l'histoire de la Ve République. Placé sous le signe d'un « changement » qui n'est pas seulement un slogan de campagne électorale mais aussi l'expression sincère d'une volonté de faire évoluer le cadre législatif et administratif d'une société française en pleine mue, il est vite rattrapé par les effets de la crise économique. Considéré comme le moment d'une « décrispation » politique, jugée nécessaire par le nouveau président, il est devenu au contraire - et très rapidement - le cadre chronologique d'une bipolarisation presque chimiquement pure. Bien plus, les contrecoups de la concurrence électorale du premier tour de l'élection présidentielle confèrent rapidement à la majorité en place l'apparence d'un duo discordant.

La démission de Jacques Chirac en août 1976 est la suite logique de ces tensions internes. Certes, le Premier ministre, au printemps 1974, a soutenu Valéry Giscard d'Estaing contre le candidat gaulliste Jacques Chaban-Delmas. Mais ce choix, probablement dicté par la conviction que « Chaban » ne pourrait pas battre Mitterrand, peut-être motivé aussi par les préventions des pompidoliens - auxquels appartient Jacques Chirac - envers le promoteur de la « nouvelle société », n'a pas empêché Jacques Chirac de s'assurer le contrôle du parti gaulliste dès l'automne 1974. La démission d'août 1976, par-delà le choc des personnes et l'affrontement des caractères, apparaît donc comme le reflet de la compétition récurrente entre gaullistes et libéraux. Tant que ces derniers, affaiblis par les scissions des débuts de la Ve République, étaient une force d'appoint, la concurrence entre les deux principales branches de la droite française restait surtout virtuelle. La victoire de Valéry Giscard d'Estaing, en 1974, la réactive. Bien plus, une telle concurrence - et la compétition qu'elle engendre - devient dès lors une donnée quasi structurelle de la vie politique sous la Ve République.