cathédrales. (suite)
La richesse de l'église cathédrale et l'importance des fonctions exercées par le quartier qui l'entoure font d'elle le centre religieux non pas seulement de la ville, mais aussi de tout le diocèse, voire de la région. L'ancienneté des reliques vénérées et des objets déposés au trésor relie la cathédrale à un passé très lointain qui, par la prière, resurgit perpétuellement dans le présent : la cathédrale est le lieu où se cristallise la mémoire de la cité et du diocèse.
La floraison des grandes « prières de pierre » (xiie et xiiie siècles)
À partir de la seconde moitié du XIe siècle, la plupart des villes entreprennent de construire de nouvelles cathédrales. Se manifeste alors une nette tendance à la diminution du nombre des lieux de culte en ville ; les cathédrales romanes, qui sont déjà des monuments uniques et non doubles, sont donc édifiées à la place de l'une des deux églises du groupe épiscopal. Le plus souvent, il ne subsiste aujourd'hui que la crypte, la cathédrale des XIIe et XIIIe siècles ayant été édifiée sur le même site, comme à Chartres ou à Paris. Le mouvement de construction couvre l'ensemble des XIIe et XIIIe siècles. Il est suspendu au XIVe, mais reprend avec vigueur au XVe siècle. Dans la plupart des cas, les chantiers durent longtemps : ainsi, la cathédrale de Laon, commencée en 1157, n'est achevée qu'en 1220. Cette durée rend l'entreprise tributaire des mouvements conjoncturels ; certaines constructions doivent être interrompues, comme à Beauvais, et demeureront inachevées.
Les chantiers des cathédrales sont presque tous contemporains les uns des autres et témoignent d'un vif esprit d'émulation et de concurrence entre les différentes villes, lequel se manifeste d'abord par une course à la plus grande hauteur de voûte : celle de Notre-Dame de Paris, commencée en 1163, atteint 35 mètres de hauteur, tandis qu'à Chartres, entreprise la même année, elle s'élève à 36,5 mètres ; à Reims, où les travaux démarrent en 1212, la voûte est haute de 38 mètres, et à Beauvais, elle culmine à 48 mètres (cet édifice, qui outrepassait les capacités de l'ingénierie et de l'architecture du temps, s'écroule en 1284 et n'a jamais été terminé) ; enfin, la flèche de la cathédrale de Strasbourg, achevée dans les années 1430, est, avec ses 140 mètres, la plus haute construction jamais réalisée en Europe jusqu'au XIXe siècle.
Cette frénésie de constructions répond à des besoins très précis. Il faut tout d'abord faire face à l'augmentation des populations citadines : les anciennes églises du groupe cathédral ne suffisent plus pour accueillir une masse de fidèles sans cesse plus nombreuse. Pourtant, les nouveaux édifices, caractérisés par leur gigantisme, aussi bien en surface qu'en hauteur, sont à l'évidence surdimensionnés. L'emprise au sol est en effet considérable : celle de Notre-Dame de Paris est de 5 500 mètres carrés, celle de Bourges, de 6 200 mètres carrés, celle de Reims, de 8 000 mètres carrés. Ce gigantisme pose des problèmes concrets très complexes, et en premier lieu celui de la place à trouver dans un tissu urbain déjà très dense au centre des villes. Aucune cathédrale médiévale, et surtout pas celle de Paris, ne dispose d'un parvis offrant beaucoup de recul devant l'immense édifice. Celui-ci rompt par sa masse la continuité de la ville qu'il domine de toute sa hauteur, provoquant souvent des difficultés dans l'organisation du réseau de circulation. Mais les cathédrales des XIIe et XIIIe siècles sont avant tout des œuvres d'art audacieuses élevées à la gloire de Dieu.
Les bâtisseurs de cathédrales.
• Qui sont les concepteurs, les commanditaires et les maîtres d'œuvre de ces « prières de pierre » ? Tout d'abord, et parce qu'il s'agit de son église, l'évêque joue un rôle de premier plan dans la décision de construire le nouvel édifice. Toutefois, le suivi des opérations est toujours pris en main par les chanoines, qui se considèrent comme les véritables maîtres d'ouvrage de la cathédrale, et qui sont parvenus assez rapidement à s'organiser dans ce but. Dans un premier temps, l'un des membres du chapitre, le trésorier, est délégué à l'exécution du projet. À partir du début du XIIIe siècle, l'ampleur des problèmes posés et l'importance des moyens matériels à mobiliser sont telles que les chapitres préfèrent recourir à une entité administrative indépendante appelée « fabrique », ou « œuvre ». Émanant du chapitre et constituée de chanoines, elle est chargée de l'ensemble du chantier. Le système s'avère efficace et permet de mener à bonne fin des projets d'une très grande complexité.
La fabrique dispose de revenus, réguliers ou casuels. Les évêques y consacrent évidemment une partie de leurs biens. Mais, le plus souvent, il s'agit de dons ponctuels, sous forme de legs. Les soutiens financiers réguliers, par exemple les rentes servies par les prélats, sont rares. Les princes et les rois font également des dons. Mais, quelle qu'ait pu être leur importance, ils ne suffisent pas à financer des chantiers qui durent plusieurs décennies. L'art des cathédrales, souvent considéré comme un art royal, doit en fait bien peu à la munificence des souverains. L'essentiel provient des ressources que le chapitre des chanoines prélève sur ses biens propres, en cédant à la fabrique certains de ses revenus. Les cathédrales ont donc été édifiées grâce au clergé, qui mobilise une part de ses ressources. Les biens accumulés par les églises épiscopales sont, en effet, très importants. La hausse constante des revenus du foncier au XIIe siècle et durant une partie du XIIIe permet l'attribution de sommes considérables à la fabrique. Pour compléter ces ressources, la générosité des fidèles est sollicitée. Des collectes sont organisées régulièrement, qui, en raison du prestige de la cathédrale, rencontrent un grand succès. Pourtant, il ne s'agit que d'un appoint : la construction de la cathédrale ne procède pas d'une mobilisation générale de l'ensemble de la chrétienté, mais d'abord de celle du clergé.
Les sommes ainsi investies dans ces constructions sont sans nul doute importantes. Il est également certain que les chantiers des cathédrales ont animé une partie de la vie économique des grandes villes. Il faut cependant se garder de surévaluer l'ampleur des sommes en jeu annuellement. Il est rare, en effet, que l'on dépasse la valeur de 100 salaires annuels, à la fois pour payer les ouvriers et le maître d'œuvre, mais aussi pour acheter les matériaux de construction. À Strasbourg, par exemple, au début du XVe siècle, la fabrique dépense annuellement le montant de 30 à 50 salaires d'ouvriers non qualifiés. À Beauvais, en revanche, lorsque l'on entreprend, entre 1284 et 1327, de reconstruire le chœur effondré, on emploie l'équivalent de 158 salaires annuels. Les chantiers sont donc en général de taille moyenne, sauf durant de courtes périodes où l'abondance des fonds aussi bien que l'importance des travaux à effectuer leur donnent une allure intensive. Leur poids économique vient surtout de leur caractère continu, de l'organisation du travail qu'ils supposent et des innovations en tout genre auxquelles ils ont donné lieu.