Dictionnaire de l'Histoire de France 2005Éd. 2005
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République (IVe). (suite)

En outre, la IVe naît dans une conjoncture difficile. Le gouvernement doit relancer l'économie, rassurer un pays éprouvé par la guerre. Or, la reprise tarde : l'indice de production est de 84 (100 en 1938). Manque de matières premières, infrastructures vieillies, énergie rationnée, agriculture fragile... Le rétablissement de la carte de pain, en septembre, nourrit l'inquiétude de la population. La baisse autoritaire des prix n'endigue pas leur flambée. Le pouvoir d'achat recule. Le précaire équilibre de 1947 se complique donc de l'incertitude sociale et économique, renforcée par les grèves du printemps. Or, l'Assemblée refuse le déblocage des salaires. Les manifestations du 1er mai, puis l'exclusion des ministres communistes (le 5 mai, Ramadier les révoque pour avoir refusé d'avaliser sa politique des prix et des salaires) enfoncent le coin, viennent à bout du tripartisme, désunissent la gauche, isolent durablement le PCF - qui abandonne à l'automne tout penchant conciliatoire - tout en favorisant une flambée d'anticommunisme. Pendant des années, la géométrie politique se définira sur un mode manichéen, « avec ou contre le PCF » - lequel agira, jusqu'en 1958, et au-delà, comme un puissant repoussoir politique.

La situation, déjà passablement confuse, est encore compliquée par l'irruption d'un puissant courant gaulliste, incarné par le Rassemblement du peuple français (RPF). En avril 1947, de Gaulle a en effet appelé ses partisans à se regrouper, afin de lutter contre le communisme, de fonder un pôle de résistance aux institutions de la IVe République, et d'éviter la déliquescence de l'État dans un contexte national et international qu'il juge chaotique. Son appel rencontre un succès foudroyant : selon le RPF, 500 000 Français adhèrent en deux mois. Cette vague souligne clairement la renaissance d'une opinion marquée à droite (bien que le RPF soit un camaïeu de sensibilités politiques, y compris de gauche). Très vite, le RPF s'impose comme la seule formation susceptible de rivaliser avec les 800 000 adhérents revendiqués par le PCF. Cela étant, cette énorme force de pression et de vigilance ne doit pas, selon le vœu du général de Gaulle lui-même, devenir un parti. Voilà qui complique singulièrement la géographie politique sans offrir de solution car, sans représentation politique, le RPF ne peut prétendre à diriger le pays.

La naissance de la « troisième force »

Dans un tel contexte, les opposants irréductibles au régime que sont le PCF et le RPF prennent le centre en tenaille (aux municipales de 1947, ils recueillent en effet, respectivement, 30 % et 38 % des voix). Fatalement, cette bipolarisation ne laisse la place qu'à une majorité de substitution, obligée de s'entendre à cause de l'auto-exclusion délibérée et hostile des communistes et des gaullistes. « Entre Malraux d'un côté et Aragon de l'autre, la République de Vincent Auriol apparaît dès le départ sans gloire, sans panache, sans idéologie et sans défenseurs » (Pierre Nora).

Le MRP « invente » alors la « troisième force » (12 novembre 1947), seule formule politique, quadripartite (SFIO, Parti radical, MRP, libéraux), permettant de quitter l'impasse. Le gouvernement échoit à Robert Schuman (MRP). Ses ministres sont d'emblée, selon le mot d'Henri Queuille, « condamnés à vivre ensemble ». Dans cette mosaïque d'obédiences centristes, un indéniable décalage vers la droite a lieu, témoignant de la recomposition sous-jacente d'un paysage politique plus orthodoxe qui, point essentiel, se stabilise d'autant mieux que le gaullisme « partisan » s'étiole progressivement tandis que le PCF se révèle incapable de peser sur autre chose que sur sa propre citadelle.

Cependant, la « troisième force » n'a qu'une faible légitimité et peu de cohésion. Elle reste une combinaison parlementaire à géométrie variable, qui doit mettre sous le boisseau les questions qui peuvent semer une complète zizanie : c'est le cas, en particulier, de la question scolaire (les socialistes sont fermement opposés à l'école libre) ou de l'augmentation des salaires (là encore, les socialistes, partisans d'une politique progressiste, s'opposent aux libéraux, pour qui la stabilisation des salaires est un dogme).

Ainsi, la « troisième force » est proprement inadaptée pour affronter les soubresauts du corps social. Or les grèves, persistantes en 1947, s'aggravent tout au long de 1948, suscitant en retour un anticommunisme de plus en plus virulent à droite, au centre et à la SFIO. Crise politique et sociale, parésie économique, supputations infondées sur un éventuel coup de force du PCF : la situation est explosive - à tel point que les réservistes sont rappelés en octobre 1948 lorsque Queuille affirme le caractère « insurrectionnel » des grèves et qu'en effet la France paraît sombrer dans un climat de guerre civile larvée. Mais les forces de l'ordre endiguent les manifestations et la France retourne au travail, tandis que la « troisième force » est préservée grâce au radical Queuille, qui, par son immobilisme, évite de poser les questions trop déstabilisantes.

Arrêt sur image

Au-delà de cette stabilité trompeuse, la force unitaire de la Libération s'est brutalement diluée devant l'extrême tension de l'automne 1948, alors que les grèves sont matées par l'action de Jules Moch, socialiste « briseur de grève ». Une auréole d'éternel provisoire nimbe déjà les institutions. Tout paraît retombé de l'esprit de la Résistance, dont la plupart des acteurs politiques disaient naguère qu'il devait innerver la philosophie de la reconstruction dans l'unanimité et l'union nationale. En un an, le paysage a foncièrement changé. La IVe affiche les symptômes d'une incurable maladie : le pouvoir, aimanté à un centre indécis, gouverne très difficilement et à vue ; on le sait menacé en permanence par une épée de Damoclès.

En définitive, pourtant, la IVe République a survécu au furieux assaut social et politique de 1947-1948. Elle y a gagné une légitimité certaine face au gaullisme et au communisme des lisières. Mais ce gain d'autorité n'est que partiel : le choc social a été d'une grande violence, et l'économie tarde à redémarrer. Or, c'est la pierre angulaire de toute stabilisation du climat social et politique. Les Français attendent les signes de la reprise, insensibles (le premier véritable cycle de reprise et de croissance court sur la période 1949-1953). Sont-ils pour autant désemparés ? Non, on sait la reprise prochaine, il y a une confiance diffuse, l'entrée dans un nouveau temps, symbolisé notamment par un des succès de l'industrie automobile, la 4 CV - la voiture populaire -, ou la renaissance de l'événement sportif - le Tour de France (1947). N'oublions pas l'effervescence artistique et intellectuelle de Saint-Germain-des-Prés, ni, dans un autre registre, le très populaire Henri Genès chantant « À la mi-août, c'est tellement plus romantique »... Il y a là plusieurs France, décalées ; la France politique, qui peine à trouver son point d'équilibre, et la nation qui veut le changement, le bien-être, l'expansion. Tectonique incertaine.