Lumières (suite)
Le durcissement est politique dans la somme parue sous le nom de Raynal, l'Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes (1770). Le siècle est ainsi passé du Dictionnaire historique et critique de Bayle à cette Histoire philosophique et politique. Le traité, initialement conçu comme une histoire de la colonisation, comme un manuel destiné aux commerçants français, s'est transformé, en particulier sous l'influence de Diderot, qui y collabore, en une critique véhémente de l'esclavage, du colonialisme, de l'absolutisme. Tandis que Rousseau se livre à l'écriture autobiographique, après avoir rompu avec les Philosophes, que Voltaire s'inquiète de ce qu'il considère comme une dérive matérialiste des Lumières, et que les « intellectuels du ruisseau » (Robert Darnton) dénoncent les privilèges des académiciens et des philosophes nantis, le parti philosophique accompagne la montée des mécontentements et la radicalisation des débats durant les dernières décennies de l'Ancien Régime.
Révolutions
Lumières et Révolution.
• L'historiographie a longtemps présenté comme une évidence la filiation entre les Lumières et la Révolution, pour s'en réjouir dans la tradition républicaine, et pour la déplorer dans la tradition conservatrice. Chaque groupe idéologique s'est constitué une continuité idéale : les positivistes, de Diderot à Danton ; les socialistes de 1848 et les premiers communistes, de Rousseau à Robespierre ; les libéraux, de Montesquieu aux partisans de la monarchie constitutionnelle, etc. La recherche a voulu dépasser ces identifications en mesurant la présence des Lumières dans les bibliothèques, la pénétration de leurs idées dans les esprits. Ainsi, Daniel Mornet a révélé les « origines intellectuelles de la Révolution française ». Un demi-siècle plus tard, Roger Chartier parle plutôt de ses « origines culturelles » : ce ne sont pas tant les « idées » des Lumières qui provoquent l'événement révolutionnaire que les mentalités et les comportements dont elles sont les symptômes et qui ruinent les fondements de l'ordre ancien.
Les héritiers.
• La plupart des Encyclopédistes de la génération de Diderot et de Rousseau ont disparu avant 1789 ; les derniers d'entre eux (Marmontel, Morellet, Saint-Lambert) se comportent en émigrés de l'intérieur. Raynal se révèle même un défenseur de la monarchie, au grand dam des admirateurs de l'Histoire des deux Indes. La génération suivante se lance dans le journalisme et l'activisme politique ; elle grossit souvent les rangs de la Gironde, se voit persécutée sous la Terreur, les survivants retrouvant le pouvoir sous le Directoire et participant activement à la création des grandes institutions pédagogiques et culturelles de la République. Sous le nom d'Idéologues, ils se constituent en groupe avec un journal - la Décade philosophique -, un salon - la maison de Mme Helvétius -, des organismes tels le nouvel Institut ou la Société des observateurs de l'homme, laquelle commandite voyages et explorations. Volney a donné dès 1791 les Ruines ou Méditation sur les révolutions des empires, et Condorcet a composé, à la veille de sa mort en 1794, une Esquisse d'un tableau des progrès de l'esprit humain : une double mise en scène des espoirs historiques des Lumières. Cabanis, dans les Rapports du physique et du moral de l'homme (1802), et Destutt de Tracy, dans les Éléments d'idéologie (1803-1815), prolongent les idées d'Helvétius et de Condillac. Mais le coup d'État du 18 brumaire et la dérive du Consulat vers l'Empire contraignent ces républicains à la discrétion érudite et au repli scientifique.
Peut aussi se réclamer de l'héritage des Lumières un autre groupe réuni autour de Mme de Staël, dit aujourd'hui « groupe de Coppet » - du nom de la résidence des Necker au bord du lac Léman. Il rassemble des « intellectuels » venus des quatre coins de l'Europe, appartenant aux grandes religions du Vieux Continent mais se reconnaissant dans le principe de liberté. Plus généralement, les deux courants qui s'affrontent aux XIXe et XXe siècles, le socialisme et le libéralisme, représentent les deux versions, les deux versants d'une même philosophie des Lumières.