crise des années trente (suite)
Toutefois, l'agitation ligueuse n'est pas la seule réaction politique aux insuffisances, réelles ou supposées, du régime parlementaire. En effet, les difficultés des années trente remettent à l'ordre du jour la campagne pour la « réforme de l'État », critique fort ancienne du poids excessif du Parlement dans l'équilibre général des pouvoirs. En fait, ce terme très général désigne des propositions de nature très variées, visant notamment à modifier les dispositions constitutionnelles : extension du corps électoral par l'instauration du vote féminin et du « vote familial », cher à la droite parlementaire, catholique et conservatrice ; élargissement du collège présidentiel ; établissement du référendum ; restauration du droit de dissolution de la Chambre des députés par suppression de l'avis conforme du Sénat, exigé par les textes de 1875 ; promotion d'une Chambre assurant la représentation des intérêts économiques. Toutes ces propositions sont défendues par des fractions réformistes de la classe politique. Au centre droit, André Tardieu se fait le propagandiste acharné de certains de ces thèmes au cours de plusieurs campagnes de presse et dans diverses publications (l'Heure de la décision, 1934). À gauche, les Jeunes-Turcs du Parti radical (Gaston Bergery, Pierre Cot, Pierre Mendès France, Jean Zay...) réclament eux aussi un renforcement de l'exécutif. Ils restent toutefois minoritaires. Plus modestement, certains se bornent à réclamer une rationalisation du travail parlementaire - respect des échéances, délimitation du rôle des commissions, limitation de l'initiative en matière de dépenses - et la création d'une véritable présidence du Conseil, institution coutumière non prévue par les textes constitutionnels de 1875. Alors que ces projets de réforme soulèvent de vives oppositions des députés et des sénateurs, le pouvoir exécutif parvient à s'imposer par l'organisation officielle des services de la présidence du Conseil à partir de 1935 et par la pratique fréquente des décrets-lois après 1934. La crise des années trente s'est donc soldée en ce domaine par une importante mutation, passée alors inaperçue.
La crise du libéralisme
Au-delà des aspects matériels et de l'aménagement des institutions, c'est bien une réflexion globale sur l'organisation et les finalités du corps social qui traverse les années trente. La philosophie libérale, fondée sur l'individualisme rationaliste, et son système économique, respectueux des mécanismes de régulation par le marché, font l'objet de critiques diverses : les uns veulent « organiser » le libéralisme ; d'autres le rejettent, donnant à leur refus un caractère romantique ou spiritualiste ; la crise, enfin, suscite des réflexions nouvelles chez les socialistes, ennemis de toujours du libéralisme. Les tenants du « libéralisme organisé » se recrutent dans des cercles de hauts fonctionnaires et de cadres supérieurs, tel le Centre polytechnicien d'études économiques (X Crise) de l'industriel Jean Coutrot. Constatant les évidentes défaillances des mécanismes du marché, ils préconisent, pour les secteurs concentrés de la grande industrie, des accords de cartel qui permettraient une coordination rationnelle de l'activité industrielle et une croissance équilibrée. Cette planification souple, qui ne mettrait pas en cause la propriété des entreprises, conduirait à donner une place croissante aux dirigeants de l'économie dans la conduite des affaires publiques. On discerne sans peine, dans cette conception, l'origine de la pratique technocratique du pouvoir qui, après Vichy, va s'épanouir sous les IVe et Ve Républiques. Il faut toutefois remarquer que ces idées, encore confinées dans des milieux restreints, visaient à améliorer le système libéral, et non à l'abolir.
Le refus du libéralisme est, au contraire, beaucoup plus profond dans d'autres cercles d'intellectuels, inspirés par le catholicisme, les « non-conformistes ». Certains d'entre eux, dans la lignée réactionnaire de l'Action française, réclament une restauration traditionaliste des corporations, censées abolir les conflits de classe, et souhaitent une remise en honneur officielle des valeurs religieuses, au mépris de la laïcité. D'autres encore entreprennent une démarche toute nouvelle, conciliant critique du libéralisme et réflexion sur la modernité. Groupés autour de la revue Esprit, créée en 1932, et d'Emmanuel Mounier, ils se font les apologistes du « personnalisme », fondé sur le rejet de toutes les oppressions - capitaliste, communiste ou fasciste -, mais aussi sur la promotion de l'homme comme être social, en opposition avec la sèche abstraction du libéralisme rationaliste. La réflexion de Mounier aboutit donc à un renouvellement de la pensée sur la démocratie.
Le socialisme n'est pas absent du débat des années trente. Mais, pour la SFIO, qui se réfère toujours officiellement à la doctrine marxiste orthodoxe, le seul problème posé reste de nature stratégique : comment arriver au pouvoir et y assurer le passage à la société nouvelle ? Au début des années trente, certains intellectuels socialistes subissent l'influence des thèses de Marcel Déat, qui préconise la constitution d'un pouvoir fort, fondé sur l'alliance du prolétariat et des classes moyennes, organisé dans le cadre national. Pensant y discerner une apologie de l'État autoritaire, la majorité du parti suit Léon Blum quand celui-ci demande, en 1933, l'exclusion de ces « néo-socialistes ». Par ailleurs, tout un courant planiste, groupé autour de Georges Lefranc et de Révolution constructive, inspiré par les théories du Belge Henri de Man, prône la mise en place d'une économie mixte, fondée sur la nationalisation des secteurs clés et une planification placée sous le contrôle d'un conseil économique. Ces idées, essentiellement axées sur le thème du passage du libéralisme au socialisme, connaissent une certaine vogue à la CGT.
Enfin, la recherche d'une solution radicale, susceptible d'aboutir à la destruction totale du vieux monde libéral, a animé d'autres intellectuels. Certains, tels Robert Brasillach et la rédaction de Je suis partout, notamment à partir de 1936, affichent leur sympathie pour le fascisme. Cette adhésion relève surtout d'une mystique qui exalte romantiquement le vitalisme, le sens de la « camaraderie » et de la jeunesse, mais elle ne les conduira pas moins, quelques années plus tard, à se faire les complices des crimes commis par les hitlériens. D'autres, tel Paul Nizan, révoltés contre le monde bourgeois, choisissent la bannière du communisme, porteur d'une promesse révolutionnaire. Mais, malgré la création de l'Association des écrivains et artistes révolutionnaires (AEAR) en 1932, les rapports entre les intellectuels et le PCF resteront complexes : André Gide ne prend-il pas ses distances avec le parti au retour de son voyage en URSS, en 1936 ?