Dictionnaire de l'Histoire de France 2005Éd. 2005
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tirailleurs sénégalais, (suite)

Les colonies françaises fournissent pendant le premier conflit mondial environ 600 000 combattants et travailleurs mobilisés en métropole, parmi lesquels 134 000 tirailleurs sénégalais. Ceux-ci subissent le même pourcentage de pertes que les forces françaises au front : 29 000 ne retournent pas en Afrique, morts au combat ou victimes du froid, des maladies, du déracinement. Le recours à cette « force noire », préconisé par le colonel Mangin, montre que « la plus grande France » constitue une ferme « deuxième ligne de défense », même si ce n'est qu'avec 4 % des effectifs combattants. En outre, la présence de ces hommes suscite un conflit de représentations, dans une guerre perçue par les belligérants comme une « lutte pour la civilisation » : les Allemands considèrent que le recrutement de soldats africains est une preuve de barbarie, tandis que la propagande française tend à présenter les ressortissants des colonies comme de « nouveaux civilisés », grâce à la République qui se bat « pour le droit ». Les Français découvrent, entre paternalisme et racisme, l'exotisme de ces hommes vus à la fois comme de grands enfants et des soldats courageux. Quant aux combattants africains, ils prennent conscience de leurs différences et sauront les affirmer par la suite : le coût humain, la cruauté d'un déracinement pour une cause si éloignée, ne pouvaient que fonder la protestation anticoloniale. « Écoutez-nous, morts étendus dans l'eau au profond des plaines du Nord et de l'Est.../Recevez le salut de vos camarades noirs, tirailleurs sénégalais/Morts pour la République ! » (Léopold Sédar Senghor, 1938).

Tirard (Pierre Emmanuel),

homme politique (Genève 1827 - Paris 1893).

Cet homme d'affaires républicain entre tardivement en politique, comme maire du IIe arrondissement de Paris (1870). Élu député de la Seine en 1871, il dénonce la Commune de Paris et opte pour Adolphe Thiers, puis refuse en 1877 le gouvernement d'Ordre moral du duc de Broglie. Sa carrière ministérielle commence avec le portefeuille du Commerce (1879), et se poursuit aux Finances (août 1882-avril 1885), avant un éphémère passage à la présidence du Conseil (décembre 1887-mars 1888). Revenu aux Finances, Tirard, homme des situations délicates, convertit les rentes à 5 % en rentes à 4,5 % pour alléger la dette de l'État, assure la promulgation des lois protectionnistes sur quelques produits manufacturés, sur le blé et le bétail. Élu vice-président du Sénat en janvier 1889, il démissionne dès le 22 février pour devenir président du Conseil. Il affronte alors la crise boulangiste. Il dissout la Ligue des patriotes de Paul Déroulède, dont il fait poursuivre les membres pour délit de société secrète, et fait interdire les candidatures multiples pour le scrutin législatif de 1889, ce qui permet une victoire républicaine. Se heurtant à un Sénat de plus en plus protectionniste, et ne pouvant faire ratifier le traité de commerce avec l'Empire ottoman, il démissionne le 16 mars 1890. En décembre 1892, Alexandre Ribot lui confie le ministère des Finances pour suivre l'enquête sur le scandale de Panamá. Tirard brûle alors ses dernières forces à défendre les valeurs républicaines.

Tocqueville (Charles Alexis Henri Clérel de),

sociologue et historien (Paris 1805 - Cannes 1859).

Né dans une famille de la noblesse normande, il choisit le service de l'État, à l'instar de son père Henri, préfet sous la Restauration, et commence sa carrière au parquet de Versailles, en 1827. Parti avec le procureur du roi Gustave de Beaumont aux États-Unis pour en étudier le système pénitentiaire (le Système pénitentiaire, 1833), il quitte la magistrature pour s'investir dans ses travaux intellectuels, mais aussi dans la politique, en tant que député de Valognes, de 1839 à 1851. De la démocratie en Amérique, ouvrage publié en 1835 et en 1840, lui vaut d'emblée une célébrité, consacrée par son élection à l'Académie des sciences morales et politiques (1838), puis à l'Académie française (1841). Guère surpris par la révolution de 1848, il garde son siège de député de Valognes lors de l'élection de la Constituante ; il soutient le parti de l'Ordre tout en décrivant avec lucidité les journées de juin 1848 comme une « guerre servile ». Sa carrière politique est à son apogée lorsqu'il obtient le portefeuille des Affaires étrangères dans le cabinet dirigé par Odilon Barrot (2 juin 1849-30 octobre 1849). Mais, au lendemain du coup d'État du 2 décembre 1851, il refuse de se rallier au nouveau régime.

L'expérience américaine.

• L'enquête sur le système pénitentiaire américain conduit rapidement le jeune Tocqueville à une réflexion sur l'origine de la spécificité du développement historique français. Grand lecteur de Montesquieu, auditeur passionné des cours de Guizot sur les institutions françaises et anglaises, il utilise l'analyse de la société américaine comme un terme de comparaison renouvelé. Par l'égalité qui y règne, comme nulle part ailleurs, sur les conditions et les statuts sociaux, par les modes de vie qui y ont cours, les États-Unis illustrent à ses yeux le déclin de l'aristocratie et la marche inexorable des sociétés vers la démocratie. Le cas américain lui permet de se demander pourquoi la France, dans son évolution vers un régime démocratique, a tant de mal à préserver la liberté, alors que les États-Unis y parviennent. Le comparatisme est un instrument qui cerne les spécificités autant qu'un outil d'élaboration des lois générales. Les circonstances particulières de la naissance de la nation américaine, préservée des guerres, paraissent importantes à Tocqueville. Néanmoins, deux autres facteurs lui semblent décisifs. Selon Raymond Aron, « la société américaine est aux yeux de Tocqueville celle qui a su joindre l'esprit de religion et l'esprit de liberté » ; d'autre part, sa Constitution fédérale unit les avantages qui résultent « de la grandeur et de la petitesse des nations ». Tocqueville croit discerner dans la société américaine les antidotes au caractère irrémédiablement liberticide du processus démocratique français.

Bien que les deux derniers tomes de l'ouvrage aient reçu un accueil moins enthousiaste, De la démocratie en Amérique devient immédiatement un classique. Par la suite, l'engagement politique de Tocqueville interrompt une production que sa retraite forcée de 1851 va relancer.