paysannerie (suite)
En dehors de ces cas particuliers, les paysans qui étaient propriétaires l'étaient dans le cadre seigneurial. Libres de disposer et d'exploiter leurs biens à leur guise, ils « tenaient » la terre d'un maître à l'égard duquel ils reconnaissaient leur dépendance en versant annuellement un cens (redevance fixée en argent au milieu du Moyen Âge et de plus en plus symbolique sous l'Ancien Régime) ou un champart (redevance en nature, beaucoup moins anodine, qui correspondait à un prélèvement de l'ordre d'un quinzième à un septième des récoltes). Dans ce régime, au nom d'une prétendue concession originaire du sol, le seigneur conservait la propriété éminente, la « directe » sur les censitaires, qui disposaient de la propriété « utile ». Comme propriétaire du sol, le paysan pouvait bien louer, transmettre ou vendre sa tenure : il devait cultiver son bien pour assurer le versement du cens et des autres redevances annuelles ; il réglait parfois un surcens, il laissait les privilèges honorifiques au seigneur et, en cas de mutation ou de succession collatérale, ce dernier percevait des taxes (lods et ventes).
Il existait aussi une forme de « propriété » voisine, qui permettait aux paysans de compléter leur patrimoine sans bourse délier : c'était le bail à rente foncière. Aux termes du contrat, le bailleur transférait la propriété d'un bien à un preneur moyennant le versement d'une rente annuelle fixe, en nature ou en argent, qui pesait sur le fond et qui, en principe, ne pouvait être rachetée. L'acquéreur devenait propriétaire à crédit, mais un crédit qui ne remboursait jamais le capital correspondant à son acquisition. En revanche, il disposait du bien comme bon lui semblait, pouvant le louer ou le vendre, sans payer de lods et ventes puisque la rente n'avait pas de caractère seigneurial mais représentait le revenu du fonds. Il s'agissait donc d'une propriété juridiquement plus forte que la tenure mais obérée - et même lourdement - à l'égard du rentier. Souvent, le bail à rente foncière ne faisait que déguiser une aliénation de la part d'un paysan incapable de régler ses dettes : un bourgeois de la ville ou un riche voisin consentait à l'acquitter de ses dettes, moyennant l'attribution d'une rente sur les terres que le débiteur possédait. La multiplication des constitutions de rentes foncières signalait les périodes de crise agraire, notamment dans la seconde moitié du XVIIe siècle.
La Révolution vint simplifier les rapports entre la paysannerie et la propriété. Mais il y fallut de longs débats et deux étapes décisives : la première, en 1790, supprimant les droits de féodalité « dominante », libéra les hommes de toute dépendance seigneuriale ; la seconde, en 1793, détruisit le régime féodal et tous les droits qui pesaient sur le sol, à commencer par les cens et champarts. Mais, au-delà de ces diversités, quelle était l'importance relative de la propriété paysanne ?
Propriétaires et exclus du sol
En 1789, la paysannerie française détenait peut-être 35 % à 40 % du sol : terres labourables et vignes, surtout, et, plus rarement, prés et forêts. Les autres catégories se partageaient inégalement le solde : 10 % pour l'Église, 20 à 25 % pour la noblesse (y compris le roi), 10 % pour la bourgeoisie, 10 % à 15 % pour les biens communaux (essentiellement des friches et des pacages). La paysannerie française était avantagée, d'une part, par rapport aux paysanneries de l'Europe centrale et orientale, où la terre appartenait aux magnats et où le XVIIe siècle avait été marqué par un second servage ; d'autre part, par rapport à l'Angleterre, dans laquelle le mouvement des « enclosures » favorisait depuis le XVIe siècle un remembrement au profit de la gentry (les grands propriétaires dépossédaient les paysans lors des échanges fonciers qui éliminaient les droits d'usage une fois les domaines clos). Les paysans anglais étaient libres mais réduits le plus souvent à la condition de journaliers salariés.
Néanmoins, dans la plupart des provinces de France, entre le XVe et le XVIIIe siècle, le patrimoine de la paysannerie s'était contracté. D'une part, l'endettement lié aux arrérages de fermages et d'impôts, en particulier entre 1650 et 1730, alors que stagnaient les prix agricoles, multiplia les aliénations. D'autre part, la « montée de la bourgeoisie » s'opérait à la faveur de la constitution de domaines agricoles aux portes des villes, consacrant une politique patiente d'acquisitions au détriment des ruraux. Aussi a-t-on pu parler d'expropriation agricole à propos de ces transferts fonciers qui réduisaient comme peau de chagrin la propriété paysanne. En revanche, les premiers résultats sur le mouvement du marché foncier au XVIIIe siècle soulignent un retournement de conjoncture après 1750. Le processus d'expropriation paysanne au profit des classes rentières urbaines (noblesse et bourgeoisie) semble alors s'arrêter. Dans cette perspective, la Révolution ne fit qu'accentuer, avec la vente des biens nationaux, une reconquête foncière entamée dès la fin de l'Ancien Régime : si, dès 1790, les enchères profitèrent surtout aux riches fermiers et laboureurs, les achats de petits lots et les adjudications collectives ménagèrent une part aux petits paysans.
Pour importante que fût la part totale de la propriété foncière qui revint à la paysannerie, cette part était très inégalement répartie. Un groupe de laboureurs ou de « ménagers » détenait de petits domaines dans les régions de forte propriété familiale, dans le cadre d'exploitations indépendantes (« casaux » de Gascogne, « maisons » pyrénéennes, « oustas » du Gévaudan, « mas » provençaux et languedociens, etc.), souvent 15 à 30 hectares avec beaucoup de mauvais sols. Une masse de « paysans parcellaires » pullulait dans toutes les régions : petits ou micro-propriétaires (moins de 2 hectares) qui ne pouvaient subsister avec leur famille sur leurs biens-fonds, et devaient louer des terres complémentaires pour constituer une exploitation viable ou pour trouver des ressources d'appoint dans l'artisanat, le commerce ou le salariat agricole. Assez souvent, elle formait la catégorie moyenne du monde rural qui, tout en possédant un peu de terre, exerçait un métier non agricole (maréchal, aubergiste). Cette catégorie faisait l'originalité de la France en Europe.