Dictionnaire de l'Histoire de France 2005Éd. 2005
S

sorcellerie. (suite)

Le renouveau de la démonologie au xve siècle

Au Moyen Âge, la magie s'impose à tous, savants ou gens du peuple. La sorcellerie n'est pourtant pas activement poursuivie avant le XVe siècle. La vieille démonologie, ou « science du diable », prend alors une forme plus systématique, pour dénoncer les crimes contre le genre humain perpétrés par le Démon et par ses adeptes. Les Alpes connaissent ainsi les premières poursuites contre des sorcières ou sorciers démoniaques : de 1428 à 1447, 110 femmes et 57 hommes sont poursuivis en Briançonnais ; on les accuse de s'envoler sur des balais pour aller adorer leur maître ; plusieurs d'entre eux sont pendus, noyés ou brûlés.

Une deuxième impulsion vigoureuse est donnée à la répression par la bulle pontificale de 1484, qui ordonne une enquête pour découvrir les sorcières - que l'on prétend nombreuses en Germanie supérieure. Deux dominicains allemands, Henri Institoris et Jacques Sprenger, publient en 1486 un ouvrage en latin intitulé Malleus maleficarum (le Marteau des sorcières). Ils définissent une doctrine qui ignore encore les sabbats démoniaques, c'est-à-dire les assemblées nocturnes des membres de la secte des sorcières. Ils insistent sur une perversion hérétique propre à certaines femmes menées par leur passion charnelle, qui sont censées sceller un pacte explicite avec le Démon, avoir avec lui des relations sexuelles, puis en tirer le pouvoir de faire des maléfices.

Il est frappant que ce sont surtout des femmes qui sont ainsi suspectées. Un antiféminisme clérical explique en partie l'orientation des poursuites contre de vieilles femmes, mais n'épuise pas l'énigme. Les historiens constatent que les bûchers concernent généralement quatre femmes pour un homme. L'imprimerie diffuse largement les idées de Sprenger et Institoris, et la vague démonologique produit une dizaine de procès par an en Europe à la fin du XVe siècle, surtout dans le Saint Empire, en Suisse et en Savoie. Elle s'apaise, pour plus d'un demi-siècle, vers 1520, moment où Luther commence à être connu. Certains auteurs pensent que l'activité répressive s'est alors détournée vers l'« hérésie » protestante, luthérienne puis calviniste. On constate, sans pouvoir bien l'expliquer, que la persécution de sorcières reprend en France vers 1580, c'est-à-dire à une époque où l'on cesse de considérer les calvinistes comme des hérétiques dignes du bûcher, mais plutôt comme des membres d'une nouvelle religion organisée.

Le crime de sorcellerie

En France, la théorie démonologique ne prend réellement vigueur que vers 1580. L'humaniste et professeur de droit Jean Bodin publie, cette année-là, la Démonomanie des sorciers, ouvrage dans lequel il dénonce la pratique fréquente des sabbats. Le temps des grandes persécutions est venu.

La répression n'est pas conduite par les tribunaux d'Église mais par ceux du roi ou des seigneurs, dont les membres sont désormais animés par la volonté de faire barrage aux entreprises d'un démon omniprésent. À leurs yeux, la sorcellerie est le pire crime qui puisse exister au monde, car elle vise à détruire l'ordre « naturel » donné au monde par Dieu. Bodin relève quinze chefs principaux d'accusation contre les sorciers, parmi lesquels le blasphème, l'adoration du diable, l'infanticide (avant le baptême), l'inceste, le cannibalisme (et le fait de boire le sang des chrétiens), l'assassinat par sortilèges, les relations sexuelles avec des démons. Celui ou celle qui commet ces crimes ne mérite donc rien d'autre que la mort sur le bûcher.

Les moyens mis en œuvre pour confondre les « coupables » et le déroulement du procès sont bien connus. Une rumeur anonyme, une dénonciation, l'envoi d'un juge spécialisé sur un site, constituent, selon les cas, le point de départ de l'affaire. Les paysans hésitent pourtant à se porter accusateurs, car il leur faut alors se constituer prisonniers. Si la preuve est faite qu'ils ont agi par pure calomnie, ils risquent la même peine que celle encourue par la personne dénoncée si elle avait été déclarée coupable. Ensuite, les magistrats ouvrent une enquête, convoquent et entendent des témoins, en secret. Ils ordonnent la prise de corps du suspect, puis conduisent son interrogatoire en consignant tout par écrit, toujours en secret. Les questions posées concernent son identité et les allégations rapportées par les officiers et par les témoins. L'accusé ne sait pas précisément ce qu'on lui reproche. Il ne le découvre qu'à travers les questions détaillées. Il y répond souvent de manière très laconique, par oui ou par non, ou par le silence, les soupirs, les larmes, toutes choses que le scribe enregistre scrupuleusement. Viennent ensuite des confrontations, avec chaque témoin. Les pages d'écriture s'allongent, pour noter toutes les variations dans les dépositions ou le comportement des uns et des autres, avant le récolement des témoignages. Des perquisitions peuvent être décidées. Elles n'apportent guère de certitudes. Trouver des crapauds vêtus de couleurs vives au domicile d'une suspecte ou encore des charmes et talismans placés sous son seuil constituent des indices de sorcellerie, mais ténus. De même, découvrir un balai n'est pas suffisant pour en déduire que sa propriétaire s'est transportée dans les airs sur cet instrument.

Le dossier est évalué dans sa totalité pour savoir si la procédure peut continuer par la torture. Il faut pour cela de solides raisons, constituées par des ensembles de témoignages qui se recoupent et par la découverte de la « marque diabolique » sur le corps de l'accusée. L'opération est conduite en présence des juges par un chirurgien ou par un bourreau. Elle repose sur l'idée qu'un pacte lie obligatoirement la sorcière au démon. Ce dernier lui a imprimé sa marque à un endroit quelconque, généralement du côté gauche. Il faut donc au préalable la raser de tous poils et vérifier sur son corps intégralement dénudé s'il existe un endroit suspect. L'attention de la patiente étant détournée, le chirurgien y enfonce une longue aiguille d'argent. En cas d'insensibilité et d'absence d'écoulement sanguin, le greffier note la présence d'une marque diabolique, sur la fesse gauche, à l'intérieur du sexe ou ailleurs. Plusieurs peuvent être détectées. Certains « piqueurs » monnayent ensuite leurs talents auprès de femmes affolées qui viennent les voir pour obtenir un certificat attestant l'absence de toute marque diabolique sur leur corps. Les gens du peuple vérifient parfois eux-mêmes une rumeur en « baignant » les suspectes : elles sont jetées à l'eau pieds et poings liés. Leur culpabilité est évidente si elles flottent à la surface, car le corps des sorcières est réputé plus léger que les autres, ce qui explique aussi les vols nocturnes sur un balai.