Dictionnaire de l'Histoire de France 2005Éd. 2005
L

Lumières (suite)

• Cette trilogie constitue la référence d'une pensée qui réhabilite l'homme, le disculpe de tout péché originel. La nature, à la fois réalité existante et principe qui la modèle, devient souvent une force créatrice bienveillante ou une Providence laïcisée. Elle sert d'argument polémique pour critiquer les institutions, et d'idéal pour imaginer un monde meilleur. Elle est interprétée tantôt comme une construction théorique, éloignée de toute nostalgie des origines, tantôt comme une vérité enfouie dans le cœur de chacun, voire comme un décor pittoresque. Le malheur des hommes s'expliquerait par l'abandon de cette nature, sous l'influence des imposteurs, mauvais prêtres et tyrans abusant de la crédulité publique pour imposer leur pouvoir.

Les hommes sont destinés à être heureux en se défaisant des illusions et des préjugés. Saint-Just pourra dire que le bonheur est une idée neuve en Europe : neuve en tant que valeur qui l'emporte, désormais, sur l'idée traditionnelle de salut. De même que la lumière naturelle s'émancipe de toute vérité révélée, le bonheur terrestre s'affirme indépendamment de toute perspective eschatologique.

Débarrassé de la faute religieuse, des lisières de la tradition, l'homme peut revendiquer une liberté qui était jusqu'alors surtout métaphysique (principe religieux du choix entre bien et mal) et aristocratique (principe d'élitisme nobiliaire), et qui devient morale et politique (droit d'inventer sa vie personnelle et de donner son opinion sur la chose publique), ainsi qu'économique (droit d'entreprendre). Autant que l'idée de nature, celles de bonheur et de liberté tirent leur force d'entraînement de leur profonde ambivalence : le bonheur peut être égoïste ou altruiste, en quête de durée ou bien d'intensité, et la liberté, individuelle ou bien civique.

L'histoire comme progrès.

• Ces principes déterminent une nouvelle vision de l'histoire, qui échappe à la fatalité des cycles. La querelle des Anciens et des Modernes, au tournant du XVIIe au XVIIIe siècle, pose la question de la possibilité d'un progrès pour l'humanité. Au milieu du XVIIIe siècle s'affirme la notion de perfectibilité humaine, capacité d'innover et de se transformer. Chez Rousseau, cette perfectibilité est susceptible de développements positifs ou négatifs, mais de Turgot à Condorcet s'affirme le modèle d'un progrès de l'esprit humain accumulant le savoir et le transmettant d'une génération à l'autre, grâce à l'imprimerie puis aux sommes encyclopédiques, qui évitent la perte et l'oubli. Symptomatiquement, le mouvement français des Lumières cristallise autour de l'entreprise de l'Encyclopédie, animée par Diderot et d'Alembert.

Les progrès de l'esprit ne se traduisent pas forcément par des progrès sociaux et moraux : un décalage dont Rousseau dénonce le risque. Les Encyclopédistes restent liés au modèle d'une action par en haut, auprès d'un prince éclairé. Leur influence passe donc par les académies provinciales, par la conquête de l'Académie française, par la pénétration de l'administration royale. Les blocages de la situation politique en France font songer d'aucuns à une action dans des capitales étrangères : Voltaire accepte l'invitation de Frédéric II à Berlin, Diderot celle de Catherine II à Saint-Pétersbourg. Leurs désillusions dans de telles expériences les conduisent à faire appel à l'opinion, à ce public des lecteurs capables de juger et de manifester leur jugement en dehors des structures de l'Ancien Régime.

Rares sont alors les philosophes qui explicitent l'idée d'un recours à la violence populaire. Les exemples de l'Antiquité, celui plus récent des révolutions anglaises, imposent pourtant un scénario de régénération violente, à mesure que la crise de l'Ancien Régime s'amplifie. De l'exécution de Calas, protestant accusé - à tort - d'avoir tué son fils pour l'empêcher de se convertir au catholicisme, au scandale du Collier de la reine, les affaires judiciaires mobilisent les philosophes et font débattre sur la place publique de ce qui, traditionnellement, restait du domaine des pouvoirs politique et religieux.

Scansions

Esprit critique contre tradition.

• Dès le tournant du XVIIe au XVIIIe siècle, la philosophie nouvelle échappe à la technicité conceptuelle et aux institutions pédagogiques, par l'intermédiaire des salons et de la presse. Nés au milieu du XVIIe siècle, Bayle et Fontenelle sont souvent présentés comme les précurseurs des Lumières. Dans la Lettre sur les comètes et les Pensées diverses sur la comète (1682), Bayle oppose à la crédulité et aux superstitions le doute et la relativité. Il exerce son esprit critique sur l'histoire dans le Dictionnaire historique et critique (1696), et sur l'actualité littéraire dans un périodique, les Nouvelles de la république des lettres. Mêlant mondanités et travail intellectuel, littérature et recherche scientifique, Fontenelle mène un combat parallèle dans ses essais, De l'origine des fables (publié tardivement, en 1724), Sur l'histoire, Relation de l'île de Bornéo (1686), Histoire des oracles (1687), qui analysent la crédulité populaire et l'imposture sacerdotale, et dans les Entretiens sur la pluralité des mondes (1686), qui donnent l'exemple d'une discussion rationnelle sans contraintes ni interdits.

Bayle et Fontenelle fixent les buts de la philosophie nouvelle - critique des préjugés et de la tradition, usage de la raison, constitution d'une communauté éclairée -, ainsi que ses méthodes : l'ironie de la satire, la publication des documents et des arguments, la vulgarisation des débats et des découvertes. Ces méthodes passent par des formes littéraires qui seront celles de tout le XVIIIe siècle : le dialogue d'idées ; la presse périodique, qui suit l'actualité ; le dictionnaire, qui critique systèmes et traditions dans chacun de leurs détails.

Cette attitude critique touche aux questions politiques avec l'abbé Castel de Saint-Pierre, qui propose de réformer le gouvernement monarchique et l'équilibre européen, et met en cause radicalement la foi chrétienne, avec des lettrés qui s'expriment sous le voile de l'anonymat ou sous le masque de l'érudition. Nicolas Fréret, membre de l'Académie royale des inscriptions et belles-lettres, dévoile ainsi les mécanismes de l'aliénation religieuse. Il a composé ou inspiré une Lettre de Thrasybule à Leucippe qui a circulé sous forme manuscrite avant d'être publiée. Le Philosophe de Dumarsais, les Sentiments des philosophes sur la nature de l'âme attribués à Mirabaud, soumettent le christianisme à une attaque similaire : autant de manuscrits qui restent cantonnés dans un milieu restreint durant la première moitié du XVIIIe siècle, et qui atteignent un public plus vaste lorsqu'ils sont publiés clandestinement en France ou dans les pays limitrophes.