Dictionnaire de l'Histoire de France 2005Éd. 2005
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Belle Époque

Après la grande dépression des années 1880, la France connaît l'apogée de sa prospérité, de sa puissance et de son prestige : un âge d'or précédant le carnage.

C'est, du moins, la vision idyllique que se font les esprits après l'hécatombe de la Grande Guerre. L'expression « Belle Époque » s'impose alors, estompant les convulsions, les contradictions et les remises en cause d'une période qui a accouché du XXe siècle.

Naissance d'un mythe

« Qui n'a pas connu la France vers 1780 n'a pas connu le plaisir de vivre », disait Talleyrand à la fin de sa vie. Quelque cent ans plus tard, les mêmes causes produisant les mêmes effets, l'opinion publique, hantée par les traumatismes de la Grande Guerre et confrontée aux incertitudes du présent, se tourne à son tour vers un passé qu'elle est d'autant plus portée à idéaliser qu'elle le sait disparu à jamais avec l'hécatombe de 1914 et le franc germinal. L'expression « Belle Époque » n'est due ni à un écrivain ni à un journaliste ; elle apparaît spontanément dès 1919 dans un climat où, « par tous ses noyaux pensants, [l'Europe] a senti qu'elle ne se reconnaissait plus, qu'elle avait cessé de se ressembler » (Paul Valéry, la Crise de l'esprit, 1919). En tant qu'expression, « Belle Époque » en dit donc plus long sur les représentations que se font alors les Français de leur passé immédiat et de leurs peurs présentes - instabilité économique, crise idéologique, incertitude politique... - que de la réalité vécue par les contemporains des années 1895-1914. Elle révèle une conception statique de la société et de ses valeurs, que les récents bouleversements de l'histoire confinent au niveau d'une mémoire recomposée. Pour ceux-là même qui l'ont vécue, la Belle Époque n'apparaît plus alors que comme un instant figé, contenant toutefois en germe les malheurs futurs. Comme le remarque Paul Morand en 1930 : « Je me promène dans 1900 comme dans le Musée Grévin, égaré parmi des figures de cire. » Des Mémoires, des récits écrits par des témoins, surtout de la haute société, viennent alimenter dès l'après-guerre cette conscience d'une époque - et d'un monde - révolue, en tout cas pour eux : les uns participent à la construction de la légende dorée qui voudrait que la France n'ait été peuplée que de sportmen juchés sur des De Dion-Bouton et de femmes habillées par Worth et Fortuny. À la recherche du temps perdu de Proust ne serait qu'une évocation minutieuse des rites et fastes de la mondanité ; un temps véritablement perdu où les Guermantes et les Verdurin incarnaient deux constellations inconciliables. D'autres mémorialistes accréditent la légende noire, qui n'est pas incompatible avec l'autre : celle du « stupide XIXe siècle » (Léon Daudet), avec ses pieds sales et sa naïveté hygiéniste, sa foi en la science et sa croyance en l'occultisme, ses revues militaires et ses gauloiseries. En somme, dans l'entre-deux-guerres, une mémoire sélective et euphorisante répand sur la Belle Époque son vernis uniforme, pour mieux conjurer les réalités souvent douloureuses d'une période profondément travaillée par des contradictions toujours à vif.

La seconde révolution industrielle

« En revenant de l'Expo ».

• Avec ses 48 millions de visiteurs, son palais de l'Électricité et de l'Automobile, avec la première ligne du Métropolitain et le Cinéorama, l'Exposition universelle de Paris, inaugurée le 14 avril 1900 par le président Loubet, apparaît comme l'événement fondateur de la Belle Époque : un pays - la France et son empire -, un régime - la République  -, contemplent et célèbrent leur propre gloire, manifestent leur rayonnement dans le monde et attestent un dynamisme économique retrouvé après la « grande dépression » (1870-1895).

Aussi, à côté de l'image emblématique du rentier thésaurisant ses francs or, s'affirme celle d'un capitalisme d'entrepreneurs audacieux. La reprise de l'investissement génère des taux de croissance inégalés, en particulier dans les secteurs industriels novateurs. Elle provoque également la recomposition de l'ensemble de l'appareil de production, même si plus de la moitié des salariés travaillent encore dans des entreprises de moins de cinq employés.

Certes, il reste encore de beaux jours aux bricoleurs de génie avant qu'ils ne soient relégués à la gloire improbable du concours Lépine (créé en 1901). Le tissu morcelé de l'industrie en petits ateliers favorise d'ailleurs la mise au point et la fabrication de ces produits de luxe que sont l'automobile et l'aéroplane. Mais, désormais, accompagnant l'idéologie scientiste, les mutations techniques sont soumises à une évaluation scientifique qui permet la promotion de la figure de l'ingénieur.

L'effervescence technologique.

• En moins de trente ans, la France passe de l'âge du fer, du charbon et de la vapeur à celui de l'acier, du pétrole et de l'électricité. Si la machine à vapeur est le symbole de la première révolution industrielle, le moteur à combustion interne (Daimler, 1889 ; Diesel, 1893) et la dynamo sont ceux de la seconde. Car la prospérité retrouvée est liée à de spectaculaires innovations technologiques qui feront dire à Péguy, en 1913, que « le monde a moins changé depuis Jésus-Christ qu'il n'a changé depuis trente ans » (l'Argent). De ce point de vue, la Belle Époque est pionnière : premier moteur à explosion, première automobile, premier film, premier aéroplane, premier essai de TSF, premier réseau électrique... De sorte que des commodités largement répandues après guerre sont, en 1900, des prodiges qui émerveillent les Français. Mais ce sont des prodiges auxquels ils n'ont pas tous accès ; l'éclairage domestique est encore largement tributaire de la bougie, du pétrole et, au mieux, du gaz. L'Exposition universelle de 1900 voit sans doute l'illumination par l'électricité de la tour Eiffel, et Paris devient la Ville Lumière ; c'est toutefois plus une prouesse technique que la preuve des bienfaits dispensés à tous par la « fée électricité ».

La France « d'avant l'orage »

La passion nationale.

• Électrique, l'atmosphère politique et sociale de la Belle Époque l'est également. Politiquement close en 1899, l'affaire Dreyfus l'est juridiquement en 1906, mais elle a provoqué une profonde redistribution, voire une fixation durable des comportements idéologiques et des doctrines au tournant du siècle : deux France se trouvent clairement face à face, et pour longtemps. À droite, l'affaire marque l'acte de naissance d'un parti nationaliste, autour des ligues et de l'Action française (créée en 1899), fort d'une doctrine - élaborée conjointement par Maurras et Barrès - qui mêle exécration de la démocratie et antisémitisme, enracinement dans « le culte de la terre et des morts » et exaltation des ardeurs bellicistes. À gauche, des regroupements s'opèrent également, concrétisés par la création de deux grands partis : le Parti républicain radical et radical-socialiste (1901) et la SFIO (1905). Dénonçant l'« alliance du sabre et du goupillon », le Bloc des gauches vote les lois sur les associations (1901) et sur la séparation des Églises et de l'État (1905). Lutte contre le « parti noir » à gauche, antisémitisme à droite : l'exacerbation des passions militantes trouvera bientôt un exutoire dans l'exaltation belliciste.