Dictionnaire de l'Histoire de France 2005Éd. 2005
I

intellectuels (suite)

Ainsi définis, les intellectuels ont toujours existé : au sein des groupes humains est constante, bien sûr, cette alchimie qu'est la création culturelle sous ses formes diverses. Mais il y aurait quelque abus à pratiquer une approche aussi extensive de la catégorie, car le mot qui la définit apparaît seulement à la fin du XIXe siècle, et il est délicat d'en faire un usage rétrospectif avant cette période.

Une affaire d'intellectuels

Les intellectuels, en effet, apparaissent dans l'histoire française en tant que catégorie autonome à un moment précis : l'acte de baptême peut être daté du 14 janvier 1898. La veille, Émile Zola a publié dans l'Aurore sa « Lettre au président de la République », coiffée, sur toute la première page de ce quotidien, par le célèbre « J'accuse ... ! ». L'accusation, on le sait, est dirigée contre la justice militaire qui a condamné le capitaine Alfred Dreyfus. Le lendemain, dans le même journal, quelques hommes de culture ou de science, dont Émile Zola, Anatole France et Marcel Proust, publient une pétition protestant « contre la violation des formes juridiques » lors du procès Dreyfus et demandant sa « révision ».

Si un tel texte porte la catégorie des intellectuels sur les fonts baptismaux, c'est parce qu'il marque l'intervention collective des hommes de culture dans les débats civiques. Certes, les deux siècles précédents avaient déjà vu quelques-uns des hommes de culture intervenir dans la sphère du politique : ainsi certains des philosophes du XVIIIe siècle sapant les fondements de la monarchie absolue, ou bien, au milieu du siècle suivant, Victor Hugo payant du prix de l'exil son opposition au Second Empire. Mais, en cette fin du XIXe siècle, la nouveauté réside dans le caractère collectif de l'engagement, comme l'atteste la pratique de la pétition. Les intellectuels s'inscrivent alors au cœur des débats civiques nationaux, et vont y demeurer, avec une intensité croissante, au fil du XXe siècle.

Au moment de l'affaire Dreyfus, le débat se structure nettement en deux camps. Aux uns, qui réclament la révision du procès au nom de la justice et de la vérité, s'opposent d'autres, tels Maurice Barrès ou Charles Maurras. Dès le 1er février 1898, Barrès se gausse, dans le Journal, de « la protestation des intellectuels ». Et il joint son nom à une pétition déplorant que se prolonge « la plus funeste des agitations », mettant en péril « les intérêts vitaux de la patrie française, et notamment ceux dont le glorieux dépôt est aux mains de l'armée nationale » : pour les signataires, on le voit, les valeurs à défendre en priorité sont la patrie et son bouclier, l'armée.

Dans les deux camps, des intellectuels s'estiment donc désormais habilités à intervenir, au nom de la défense de valeurs, dans des débats divisant leurs concitoyens. C'est, du reste, une question essentielle pour l'historien que le constat du dialogue complexe qui s'instaure alors entre ces intellectuels et l'opinion publique, qui est prise à témoin. Certes, là encore, la généalogie de ce dialogue doit être reconstituée, et de nouveau nous retrouvons l'importance du XVIIIe siècle. D'une part, parce que les historiens ont maintenant établi que se dégagent alors non seulement une « culture critique » mais aussi une « conscience publique » imprégnée par elle. D'autre part, parce que, précisément, des phénomènes de capillarité s'établissent déjà entre certains intellectuels, porteurs d'une telle culture contestant l'ordre établi, et cet embryon d'opinion publique. Voltaire, par exemple, comme l'a écrit à son propos René Pomeau, « a habitué les Français à attendre du génie littéraire autre chose que des divertissements : une direction de conscience ». À sa manière, il a pressenti l'apparition d'une opinion publique et la nécessité de campagnes pour tenter de l'influencer : « Rousseau écrit par plaisir, j'écris pour agir », observe-t-il au moment de l'affaire Calas. Jean Calas, marchand de tissus toulousain, avait été injustement accusé de l'assassinat de son fils, et il avait été exécuté le 10 mars 1762. Son geste, disait l'accusation, lui avait été dicté par la volonté d'empêcher son fils, protestant comme lui, de se convertir au catholicisme. Il faut un an de campagne à Voltaire pour que le roi autorise à faire appel contre le jugement de Toulouse - « Le règne de la vérité est proche », écrit-il lors de la cassation de ce procès, en 1764 - ; et il lui faut attendre le 9 mars 1765 pour que Calas soit réhabilité. Si, d'une certaine façon, on l'a vu, l'affaire Dreyfus constitue l'acte de baptême de l'intellectuel engagé, sa naissance remonte au siècle des Lumières.

Mais, même ainsi remise en perspective, la fin du XIXe siècle reste à cet égard fondatrice. En effet, le rôle des intellectuels s'inscrit alors dans une société en rapide mutation socioculturelle et il en est largement le reflet : de ces évolutions l'essor de la presse quotidienne, le désenclavement géographique grâce à un réseau ferré de plus en plus dense, le brassage social de plus en plus effectif opéré par le service militaire, sont autant de facteurs qui concourent à une telle mutation.

Anticommunisme et antifascisme

Avant 1914, la ligne de faille ouverte par l'affaire Dreyfus au sein de la société intellectuelle court donc désormais entre deux grandes mouvances : les intellectuels plaçant les grandes valeurs universelles au cœur de leur engagement politique, et ceux pour lesquels les intérêts nationaux priment sur tout autre impératif. Quand éclate la guerre, l'Union sacrée gomme momentanément ces différences. L'immense majorité des intellectuels, y compris la postérité dreyfusarde, se rallie à la « défense nationale », et seules subsistent quelques rares voix pacifistes, telle celle de Romain Rolland. La gauche intellectuelle se mobilise au nom de la « guerre pour le droit », c'est-à-dire au nom de la défense des valeurs démocratiques. Victor Basch, alors vice-président de la Ligue des droits de l'homme, va même jusqu'à parler de « guerre sainte ». Comme, de son côté, la droite nationaliste voit dans la guerre qui éclate la défense des intérêts nationaux en péril, c'est en fait presque tout l'arc-en-ciel du milieu intellectuel qui proclame le devoir de défense nationale, avec plus ou moins de « nationalisme » dans l'énoncé des attendus.